Mon ami Jean Lacouture nous a quitté.
J’aimais beaucoup Jean Lacouture.
Il était pour moi le journaliste exemplaire. Véritable connaisseur des sujets qu’il abordait, rigoureux, très souvent engagé sans jamais tomber dans le manichéisme, et toujours probe.
L’éventail de sa culture si vivante, et son éclectisme me plaisait : il pouvait parler aussi bien de De Gaulle que de Julie de Lespinasse ; de Montaigne que de Greta Garbo ; d’Hô Chi Minh que des jésuites ; de Germaine Tillon que d’Alexandre Dumas. Et toujours avec le même enthousiasme contagieux.
J’ai pris un grand intérêt à la lecture de ses biographies, même si je ne partageais pas son principe de faire l’impasse sur les parts d’ombres de ses grands hommes. Mais bon, cela faisait partie de son besoin d’empathie sinon d’admiration. Il aimait aimer et il aimait admirer. Et ce trait de caractère me le rendait d’autant plus attachant.
J’ai eu le vif plaisir d’être par quatre fois son éditeur*, donc d’avoir eu la chance de le rencontrer à maintes reprises et finalement de le connaître assez bien.
J’aimais discuter avec lui. Mais en fait de discussions, nos échanges relevaient plus de la conversation que du débat. Cela ne nous avait pas empêché d’être plus d’une fois en désaccord sur des questions de politique internationale. Et bien-sûr, c’étaient-là les échanges les plus stimulants. Car Jean Lacouture faisait partie de ces intellectuels, comme Elie Barnavi ou Gérard Chaliand, que leurs engagements ne rendaient pas intolérants. Des intellectuels qui ne m’ont jamais poussé à partager leurs points de vue, se contentant de m’inviter à varier mon angle de vue pour examiner des questions sous des aspects différents.
Il s’était trompé ? Oui, et plus d’une fois. Sur le Viêt-Cong, sur les Khmer rouges… Il était loin d’être le seul. Cependant, il ne manquera jamais de reconnaître ses erreurs : « Tenter d’écrire l’histoire instantanée, dira-t-il, entraîne beaucoup d’erreurs. C’est dans la correction de ces erreurs que consiste l’exercice responsable de ce métier. »
C’était un modeste qui avait l’orgueil de son métier. Il était ce que l’on appelle maintenant un « journaliste à l’ancienne » : il ne s’est jamais abaissé à relever les « petites phrases » des hommes politiques, encore moins à traquer leurs lapsus, et, bien-sûr, il détestait le journalisme des tabloïds.
Son exigence éthique pouvait aller très loin, jusqu’à être paradoxale pour un professionnel de la presse. Je me souviens d’une conversation que nous avions eue à propos de l’affaire du Watergate :
« L’affaire du Watergate , me disait-il dit, est un scandale, oui. Mais aussi accompagnée d’une scandaleuse exploitation du scandale. Carl Bernstein et Bob Woodward ont réalisé une enquête formidable que le professionnel que je suis admire. Mais les conséquences ont été nocives, en ce qu’elles ont donné des lettres de noblesse (ou de succès) à un journalisme qui se confond avec la police et la justice. Dire la vérité est en soi une chose admirable, mais que deux journalistes se servent d’une histoire abjecte pour faire tomber un président -que j’ai toujours détesté, mais qui n’en était pas moins un homme d’État utile aux États-Unis-, qui sera remplacé par un crétin notoire puis par un homme trop faible, me laisse perplexe. Il y a des vérités fondamentales devant lesquelles doit s’incliner la raison d’État : la condamnation d’un l’innocent, l’usage de la torture, le trucage électoral ; il y en a d’autres dont la révélation tonitruante aboutit à détruire, sans nécessité absolue, les fondements du système démocratique. Quand le crime n’est pas monstrueux, la raison d’État doit l’emporter sur la vérité. Je sais que ce n’est pas un propos à la mode. C’est pour cela que je le tiens. D’une manière générale, on voit aujourd’hui la « sainte Investigation » remplacer la « sainte Inquisition », et je suis de ceux qui pensent que c’est dangereux aussi bien pour le beau métier de journaliste que pour la police et pour la justice -qui, au nom de l’État, et de l’intérêt public, retiennent d’innombrables « vérités ». « Toute vérité est bonne à dire » : cette ânerie fait fureur aujourd’hui. Je sais que je me place sur un terrain dangereux. Pour autant, dans l’affaire du Watergate, s’il y avait des coupables, il n’y avait pas de victime. Le Watergate est une magouille policière antidémocratique, sans plus. Elle révèle des bas-fonds et des procédés ignobles, mais moins que les tripotages électoraux en Floride lors de l’élection de Bush Jr…
Le citoyen moyen ne peut ni ne doit savoir tout ce que savent le Président, le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur ou celui des Affaires étrangères. « You cannot know everything and you may not ! » Bon dicton anglais. Le New York Times porte en manchette« All the news that fit to print » toutes les nouvelles dignes d’être publiées. Je tiens pour ma part qu’une société se juge à la qualité du ’secret’ qu’elle sait protéger… »
Oui, chez Jean Lacouture l’éthique de responsabilité l’emportait sur l’éthique de conviction.
Ce journalisme « responsable », porté par la génération des Jean Daniel, Pierre Viansson-Ponté, Jean Lacouture, Françoise Giroud et d’autres, fit partie de mon « éducation intellectuelle ». Je leur dois beaucoup.
Un soir que nous évoquions sa vie, Jean Lacouture s’abandonna à me parler des éditions du Seuil des années soixante – soixante-dix, la grande époque des fondateurs Bardet et Flamand.
« C’est votre famille d’élection, lui dis-je.
Puis, avec un soupir un peu nostalgique, il ajouta :
« Et ce n’était pas si mal… »
André Versaille
www.andreversaille.com
*1962, Algérie, la guerre est finie, (Ed. Complexe).
Voyage dans le demi-siècle, en collaboration avec Gérard Chaliand (Ed. Complexe).
Julie de Lespinasse, mourir d’amour, en collaboration avec Marie-Christine d’Aragon, (Ed. Complexe).
Malraux, itinéraire d’un destin flamboyant, entretiens avec Karin Müller (André Versaille éditeur).
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