QU’APPELLE T-ON « FIN DE VIE »? * Approches juridiques et psychanalytiques
Pourquoi être né, si ce n’est pour toujours ! Ionesco
Echelles de la vie, sens de la mort
Qu’il le veuille ou non l’homme, en son échelle individuelle, est mortel. Il sait, ou devrait savoir, qu’un jour il cessera de vivre au sens où la vie se conçoit pendant qu’il est vivant. Pourtant quelles que soient l’ampleur et la profondeur de ses spéculations sur la mort, de celle ci il n’en saura rien par avance [1]. Sa vie – la vie, doit se contenter d’être comprise, intellectuellement, selon l’inexorable tautologie: être vivant c’est être en vie mais la vie ne qualifie rien d’autre que le fait d’être vivant. Qu’est- ce être vivant alors que le langage commun parle de « mortels » [2]? Être vivant serait moins un état qu’un processus.Être vivant, c’est, avant tout, le rester, aussi longtemps que possible.En l’occurrence il ne s’agit pas d’un allongement purement chronologique mais d’une extension de la vie qui gagne sur la mort comme avant l’été la durée du jour gagne sur celle de la nuit. Cette extension ne se réduit pas non plus à son expression biologique. Vivre ne se limite pas à un état de fait mais comporte encore une obligation morale. Si l’être (Sein) est étayé par un devoir être (Sollen), vivre est commandé par un devoir -vivre, corps et âme. L’allongement de la durée de la vie ne consiste pas à tirer indéfiniment sur le fil du temps. Elle se rapporte à l’obligation de faire durer l’être –vivant de sorte que l’histoire humaine ne se représente plus telle une succession de points de suspension, lumineux, certes, mais sur fond de néant. A ce titre, la maladie n’est rien d’autre que l’épreuve qui sondera la profondeur, parfois insoupçonnée de nos ressources vitales. Et la vieillesse n’est pas la sénescence. Elle constitue un véritable âge, celui du temps venu des décantations de l’existence factuelle de sorte que le sens en apparaisse qui puisse se transmette aux générations à venir. Car il ne suffit pas de se rassurer, en tant que de besoin, et d’affirmer que si l’homme est mortel, à l’échelle individuelle, l’humanité elle, ne l’est pas à la sienne – pour ne pas dire qu’elle soit, à proprement parler, immortelle. Sa non -mortalité immédiate est assujettie à cette continuité des générations. Et, là encore, qu’on le veuille ou non, se préoccuper de la non- mortalité de l’humanité reste vain si l’on ne se préoccupe pas d’abord d’assurer ce relais. C’est sous cet aspect que l’on souhaite aborder la question relative à la compréhension, si ce n’est à la définition, de ce qu’est une « fin de vie », non pas par extinction lente – de la fin de vie « naturelle », ni même consécutive à un accident irrémissible mais de la fin de vie provoquée, administrée intentionnellement par un geste qui, de manière délibérée, met un terme à l’extension, au moins chronologique, d’une existence.
Un tel geste, qualifié d’euthanasique – qui présume que la mort soit « belle », ou « bellement » donnée -, ce geste là, sans reprise possible ni retour entraîne une coupure définitive dont il faut clairement discerner la nature équivoque: est- ce réellement la fin suppliciante d’une vie exténuée, ne méritant plus son nom, qui le commande et l’érige en acte d’amour, ou bien d’autres motivations, sans doute moins ouvertement avouables? Pour le dire autrement: l’auteur d’un tel geste qui participerait plutôt d’une culture de mort et qui mettrait en œuvre une médecine palliative, violentant le serment d’Hippocrate et de Maimonide, n’éprouve t –il pas en réalité le besoin de se justifier, pour ne pas dire de se « couvrir » et, quoi qu’il en ait, de se déculpabiliser par anticipation en déqualifiant une vie pourtant persistante afin d’y mettre un terme qui abrège ou qui brise sa trajectoire? La délibération qui précède un geste de cette sorte n’équivaut –elle pas à une sentence mortelle? Ainsi la peine de mort, prohibée par le droit français, serait insidieusement restaurée mais à titre privé, après quelques formalités de procédure qui relèvent du plus pur « semblant », essentiellement destinées à la déculpabilisation préventive du « médecin – exécuteur ». Dans ce cas il faut tout aussi profondément s’interroger sur les déterminants d’une sentence si lourde de conséquences et notamment sur celui – ci: la médecine palliative peut- elle se dissocier de la politique palliative, celle qui caractérise l’Etat « pénurique » ou l’Etat – purgatoire, comme on a pu le qualifier [3]? Pourquoi mettre fin intentionnellement à une vie? Pour la soulager des souffrances innommables qui la défigurent ou bien pour en « soulager » des finances publiques en forme de trou noir? Il n’est pas question de dénier les nécessités d’une bonne gestion des finances publiques mais il n’échappera à personne, pour les raisons exposées dés les premières lignes de cette étude, que les deux dilemmes ne se situent pas, loin s’en faut, sur le même plan.Comme l’a relevé Tocqueville qui n’était pas un adepte du déni de la politique ni un contempteur de l’équilibre budgétaire, l’argent vaut, à n’en pas douter, mais pour faire ce qui vaut mieux que lui.
L’hypothèse de Freud et ses résonances juridiques
Pourquoi Freud à présent? L’on a pu dire de la pensée philosophique qu’elle était une permanente méditation sur la mort et même une préparation à son inéluctabilité. La mort, Freud l’aura rencontrée toute sa vie.Dans sa pratique médicale d’abord, puis dans son activité proprement psychanalytique avec le deuil et la mélancolie, le sadisme et le masochisme, l’agressivité dirigée contres les autres et le suicide. A ses yeux, ce qu’il finit par nommer « pulsion de mort » n’était pas réductible au degré des névroses ou des psychoses individuelles. Cette pulsion, qui opère essentiellement par fracture ou « déliaison », est identifiable également dans le fonctionnement de ce qu’il est convenu d’appeler la société, ou la culture, l’une et l’autre imposant aux psychismes individuels des sacrifices dont l’absence de contre- parties effectives contredit l’idéal du « contrat social ». Cette même pulsion il l’aura vu se déchaîner à des échelles sans précédent lors du premier conflit mondial, comme si toute l’humanité avait voulu transgresser son postulat de non- mortalité collective. Il l’aura vu progresser durant la montée du nazisme. Plus intimement, il en aura ressenti, de longues années, l’action destructrice dans son organisme même, dans sa propre bouche mangée par un cancer, cette bouche d’où ne cessait de sortir la parole analytique qui allait si profondément transformer la conception de l’homme prévalente jusqu’alors et sa conception de la mort. Comme personne, Freud aura vécu le sens de l’in extremis, jusqu’à cet instant jugé « ultissime » où il sollicitera de son propre médecin, Max Schur, l’administration définitive d’une injection létale, cet instant à partir duquel, selon son propre aveu, lutter n’avait plus de sens [4]. Encore était – il capable, in extremis, d’en juger personnellement …
Cet instant était donc celui qui conjoignait une double prise de conscience: celle selon laquelle le médecin avait tout fait – vraiment tout – afin de retarder l’issue fatale, et celle selon laquelle toute prolongation de cette vie souffrante, sans plus aucune thérapeutique disponible, eût été suppliciante, sans qu’il en résulte rien, l’acharnement thérapeutique du soignant ne trahissant désormais rien d’autre qu’une inadmissible volonté de puissance. N’est -ce pas pour faire droit à de telles préoccupations que la loi de 2002 dispose que les actes de prévention, d’investigation ou de soins, ne doivent pas être poursuivis par « une obstination déraisonnable »? Ce qui signifie a contrario qu’il y ait bien une obstination « raisonnable », dont nous verrons ce qui pourrait en donner la garantie, au moins minimale? Mais qu’est ce qu’être raisonnable sinon s’avérer capable de relier raison discursive et sagesse expérimentée? Il n’est de raison, digne de ce nom, que fondée sur une connaissance des principes qui commandent l’intelligence d’une situation. Aussi, pour ne pas sombrer dans les ornières de l’individualisme éthique – qui n’est souvent que le masque du bon plaisir et celui de la volonté de puissance exercée sur autrui à ses corps et esprit défendants – est-il indispensable de se demander: lorsque tel médecin personnalisé, « situé » comme l’on disait naguère – et non pas le mythique « médecin en soi »-, décide de prolonger ou de ne pas prolonger une vie, mesure –il la portée de son geste non seulement sur la vie « privée » qui lui a été confiée mais encore sur le fait humain, sur l’être vivant, à l’échelle d’emblée indiquée? C’est en ce point que l’oeuvre de Freud est particulièrement éclairante, non seulement pour les motifs biographiques personnels déjà évoqués mais aussi pour ses hypothèses et conjectures méta- psychologiques, celles qui envisagent l’être comme lieu d’affrontement radical entre deux pulsions: l’une par laquelle la vie tend à se prolonger, et l’autre par laquelle elle tend à s’accourcir, parfois brutalement. Freud s’en explique dans son essai crucial: « Au delà du principe de plaisir »[5].
Il y propose une hypothèse relative la formation du vivant, à sa persistance, et à ce qui lui est contraire. Au début explique t –il, dans une formulation saisissante « la vie avait la mort facile ». Comme si elle ne disposait pas en elle même de quoi soutenir l’intentionnalité génésiaque et métamorphique, plus ou moins consciente, qui l’animait. Ses commencements étaient donc suivis de retombées rapides mais point complètes cependant, sans quoi le processus lui même ne se fût point poursuivi. Puis, peu à peu, sous l’effet d’une force exogène, la ligne de la vie se mit à faire des détours d’une amplitude de plus en plus grande et d’une durée se prolongeant chaque fois d’avantage. Jusqu’au moment où elle perdura suffisamment pour que ses retombées n’impriment plus leur sens à leur vection contraire, devenue prédominante – pour ne pas évoquer ici l’élan vital bergsonien. Cette conjecture hardie n’en soulève pas moins deux interrogations.
Comment expliquer ces retombées originelles? Freud les rapportera au « principe de plaisir », compris comme recherche du « non- déplaisir », ce déplaisir là étant imputable, pour l’exprimer cette fois en termes cette fois directement bergsoniens, à un désir, primordial et maintenant contrarié, d’immobilité, de discontinuité et finalement … de mort. Désir de mort… La vie vient perturber cet état inerte. Une première élévation doit surmonter cette « nostalgie du vide » et cette pesanteur premières qui se mettent toutefois à résister. D’où l’inévitable risque de retombée dans l’état initial. Jusqu’à la reprise endurante du processus. La situation est comparable à celle d’un dormeur qui éprouverait grand-peine à s’éveiller jusqu’au moment du réveil complet qui n’empêchera pas les moments ultérieurs de somnolence, lesquels n’entraîneront cependant plus une rechute dans le sommeil nocturne. Il arrivera même que l’insomnie empêche un endormissement normal et bienvenu. Afin qu’une telle propension s’inverse il importe alors que la vie devienne à son tour un plaisir, au sens métapsychologique, autrement dit qu’elle corresponde à un état dont la prolongation chronologique et la prorogation qualitative soient désormais désirées. Désir de vie…
Autre interrogation: pour expliquer la réversion de la tendance mortifère initiale en tendance « mortifuge », Freud évoque sans plus de précision une force contraire à la recherche du non — déplaisir morbide. Cette force énigmatique, quelle en est l’origine? Il faut bien qu’elle soit une source intrinsèque et énergétique du vivant ou, en tous cas, une résurgence de celle –ci. Nous n’en saurons pas davantage. Finalement chacun reste libre de l’identifier à sa convenance et d’y reconnaître, s’il lui chaut, l’action divine, pourvu que l’effet obtenu soit analogue à celui que Freud a cru discerner.
Rapportant cette conjecture au débat concernant la fin de vie, l’on en déduira que le geste mettant fin à celle –ci s’inscrit à l’encontre du mouvement mis en évidence par Freud. Ce geste produit une retombée prématurée du vivant et fournit, à l’inverse, une satisfaction précoce de la pulsion de mort. A l’évidence, ainsi qu’on l’a dit, ce même geste peut être couvert par maintes rationalisations et parfois se prévaloir de nombreuses justifications, légales et morales, ou moralisantes. Il n’empêche que tel est son effet immédiat. Cette préoccupation se retrouve dans la loi précitée évoquant l’attitude de l’équipe médicale concernée lorsqu’elle doit faire face à une demande primaire du patient pour « en finir » avant le terme que l’on qualifiera de physiologique, si ce n’est de biologique. A coup sûr cette équipe, placée sous la responsabilité indivisible du médecin qui la dirige, doit s’interdire tout acharnement thérapeutique. Néanmoins, et selon les termes de la loi: « elle doit convaincre la personne d’accepter les soins indispensables pour soulager sa souffrance et laisser sa chance, eût elle été minime, à la guérison. Dans ce dispositif, le facteur « temps » est déterminant puisqu’il faut laisser au malade celui indispensable à sa réflexion, en vue de maîtriser son impulsion première liée parfois à d’insupportables douleurs. Dans ce but la loi dispose, dans des termes qui se rapprochent beaucoup de la formulation freudienne: « il faut lui faire réitérer sa demande », et cela après un délai également « raisonnable ». Lorsque ces garanties auront été prises, le geste ultime peut être envisagé qui ne doit pas avoir pour but réel de « soulager » le service ou la société de charges administratives et financières, jugées sur ce plan insupportables, mais bien de sauvegarder la dignité, la qualité de vie et l’on serait tenté de dire la qualité de mort du patient, problème auquel nous allons nous attacher. Et s’il arrivait que le patient ne soit plus lucide, son entourage doit être consulté, un entourage dont l’on présumera que, lui aussi, n’éprouve pas la souffrance de ce parent comme une surcharge avant tout matérielle dont il devient expédient de s’alléger au plus tôt, quitte à rationaliser ce désir de mort – et le sentiment de culpabilité tenace qu’il engendre, ipso facto – en l’imputant à celui de « ne pas voir souffrir » la personne aimée, ou d’en préserver les traits jusque là aimés.
Quoi qu’il en soit, le médecin et son équipe soignante doivent nécessairement s’interroger sur le sens de leur geste, non seulement sur son but mais sur sa cause, puisqu’en dernière instance ils sont les seuls, en leur âme et conscience, à en décider. Où l’on constate que le principe d’intime conviction opère également en dehors du domaine juridique mais avec des conséquences comparables s’agissant des conséquences de la sentence qui sera prononcée. Par suite, que le médecin responsable de ce geste sans retour « ait une âme », l’on serait autorisé à en douter si, en lui, la volonté de pouvoir l’emportait sur le reste. Quant à sa « conscience », par nature celle -ci doit être éclairée par la connaissance du champ global où son geste va se produire. D’où l’importance de la conjecture de Freud. Formulons une nouvelle fois l’interrogation préjudicielle qui s’y rattache: au delà de son incidence personnelle, l’acte ultime a t-il pour effet de porter atteinte au mouvementgénérique du vivant et d’assurer, par une voie ou par un chenal quelconque, la prévalence de la pulsion de mort? [6]On comprend à présent que le débat s’instaure à propos de la notion non plus de fin de la vie mais de fin de vie, le mot « fin » étant entendu non pas comme annulation mais au sens de conclusion et le mot de conclusion au sens de parachèvement.
Une vie achevée et parachevée: conclusion n’est pas forclusion.
La mort n’est pas idée sur laquelle la raison ait une prise spontanée et rapide[7].Quand bien même cette idée serait intellectuellement admise et comprise, lorsque l’échéance réelle s’approche et qu’elle engage l’agonie de la personne à l’extrême de la souffrance persistante, il n’est pas rare que la mort se vête de fantasmes et qu’elle se casque d’épouvante. Le corps se disloque et son image mentale se déchiquette, laissant la voie libre aux raptus psychotiques. De ce point de vue les assurances prodiguées par Buffon sont loin de compte lorsqu’il s’évertue à convaincre celui ou celle que l’idée de la mort plonge dans les affres qu’ils ont bien tort: « que les causes de dépérissement agissent continuellement sur notre être matériel et le conduisent peu à peu à sa dissolution ; que la mort, ce changement d’état si marqué, si redouté n’est donc dans la nature que la dernière nuance d’un état précédent ». Quoi que Buffon prétende, s’il se peut qu’intellectuellement la mort ne soit qu’une « nuance »,la difficulté provient de ce qu’elle soit la toute, toute dernière que l’existence s’autorise. Buffon ajoute: « La mort n’est donc pas une chose aussi terrible que nous l’imaginons, nous la jugeons mal de loin, c’est un spectre qui disparaît lorsqu’on l’approche de prés »[8].
En la matière, La Fontaine le contredit mot à mot. Reprenons sa célèbre fable « La Mort et le bûcheron ». Jugeant sa condition insupportable, le bûcheron appelle la Mort:
« Elle vient sans tarder, lui demande ce qu’il faut faire ».
Découvrant cette fois la mort de prés, il se ravise:
« C’est, dit –il, afin de m’aider à décharger ce bois, tu ne tarderas guère ».
D’où la morale:
« Le trépas vient tout guérir mais ne bougeons d’où nous sommes plutôt souffrir que mourir, C’est la devise des hommes »
La Fontaine est loin de naturaliser la mort. Au contraire, c’est la vie dont il rappelle qu’elle est le principe de l’existence humaine, un principe que la souffrance ne saurait mettre en cause longtemps. Ce qui ne revient pas à naturaliser non plus la souffrance. Il est donc indispensable de ne pas dissocier la fin de la vie et ce que fut cette vie là.L’on serait porté à proposer plutôt: tant a valu la vie, tant vaudra la mort. Il s’agit de savoir si la mort, dont nul ne sait rien, déjugera ou non une vie dont l’histoire s’est écrite au fur et à mesure de son déroulement afin que celle –ci devienne une source de vie posthume, en termes strictement chronologiques, et à sa manière un persistant lieu de mémoire. Une fois de plus l’information psychanalytique, sans se substituer à aucune autre peut éclairer ce débat.
Si l’agonie est, comme son étymologie, l’indique une lutte, cette lutte quels éléments met-elle réellement aux prises? Tout concept juridique, philosophique ou éthique, comporte son envers inconscient. L’envers du concept de dignité est bien celui de narcissisme[9]. Parmi les plus grands injures narcissiques infligées à l’humanité prétendument « souveraine », et au rang desquelles Freud comptait, outre la psychanalyse, la découverte de Galilée et les thèses de Darwin, l’on n’aura garde d’oublier la mort elle même. Dépossédant l’être qui s’en approche de tout pouvoir sur soi – comme l’a relevé l’Ecclésiaste [10]– elle le destitue de cette position souveraine dans laquelle il se prend pour l’Unique, à ses propres yeux. Ionesco en a fourni la féroce description aux aperçus cliniques, dans « Le Roi se meurt »:
« Médecin. Majesté la reine Margueritte dit la vérité: vous allez mourir.. »
Le Roi. Encore ! Vous m’ennuyez. je mourrai, oui, je mourrai, dans 40 ans, dans 50 ans. Plus tard ! Quand je voudrai.. Quand j’aurai le temps.. Quand je le déciderai … Non je ne veux pas mourir. Soyez gentils … Ne me laissez pas mourir.. Je ne veux pas »[11]. Comment mieux décrire la destitution narcissique dont il vient d’être fait état, pour commencer dans la réaction du Roi chassant une idée contrariante et réagissant comme si son pouvoir pouvait lui faire épargner l’échéance, ensuite dans la brève prise de conscience qu’ici la toute puissance n’est plus rien, et enfin dans la succession au déni initial de la plainte paniquée d’un être retombé en enfance et s’abandonnant à la compassion de son entourage, comme si celui ci y pouvait quelque chose … Dans ces circonstances, l’imminence de la mort anéantit rétrospectivement et rétroactivement ce que fut la souveraineté du Monarque avec les attributs de celle –ci et jusqu’à l’existence individuelle qui s’y était attachée.
La mort qui s’approche juge la vie qui y mène et lui confère sa valeur réelle. D’où les véritables paniques qui s’emparent des êtres sénescents puis des mourants et des agonisants lorsqu’ils identifient, à l’instar d’Yvan Illich cette fois, l’inexorable à l’irrémédiable d’une vie manquée, une vie qui n’en fut pas vraiment une tant s’y sont accumulés les échecs désormais sans appel: « Son mariage, un hasard.. et les désillusions, la mauvaise haleine de sa femme.. puis son service si morne… » et « C’était comme si je descendais une pente tandis que je m’imaginer monter.. Et voilà tout est fini.. Meurs maintenant »[12].La mort non comme échéance mais comme déchéance met un sceau désormais indélébile à une pseudo- vie, retombée très vite après ses élans initiaux, ceux- ci n’ayant pas en eux même la « vivance » qui leur eût permis de se prolonger autrement que par à coups et par intermittences. La conclusion entraîne la forclusion. Mais à la différence du personnage de Ionesco, Yvan Illich se ressaisit. Comptable de sa vie, conscient de ses passifs, il parvient à en considérer également, d’un regard moins effrayé parce que moins imbu de narcissisme primaire, les réalisations.
Pour commencer n’a t-il pas vécu? Aucune existence ne va de soi. Les obstacles, les désillusions, ont terni cette existence? L’amertume des jours sans joie en a ôté le goût? Sans doute mais l’humain qu’il est a honoré sa vocation et donné suite à l’obligation d’être. Même si sa vie s’est prolongée sans joie, le seul fait de cette prolongation, contre tout ce qui lui faisait obstacle, devrait suffire, cette joie, à la justifier et à en susciter le sentiment. Pendant la persécution nazie les psychiatres et psychanalystes Bruno Bettelheim et Victor Frankl agiront ainsi dans les camps où ils s’étaient retrouvés enfermés[13]. Face à des détenus désespérés, jugeant leur existence à l’aune de leurs tortionnaires, ils les conduisaient à ne pas aggraver ce désespoir assassin, le plus sûr complice de leur bourreaux mais, hors de toute position narcissique, elle aussi persécutrice, à réévaluer le sens de leur existence et à en trans-valuer les réalisations. La voie était, au moins temporairement, barrée à la pulsion de mort, le temps que la pulsion de vie reconstitue sa force intrinsèque. La survie de chacun en dépendait, à commencer par celle de Bettelheim et de Frankl.
Il est vrai que cette attitude ne se sépare pas de la conscience des deux échelles de chaque existence: celle de l’individu, en sa temporelle finitude, et celui de l’Humain qui perdure par lui et à travers lui. Si la mort est une fin, elle n’est pas un anéantissement. Encore faut –il que cette existence achevée trouve à s’insérer dans la mémoire sociale qui assurera sa survivance dans des conditions heureusement moins extrêmes. Une pareille continuité ne se dicte pas. Elle exige que la mémoire elle- même soit érigée en donnée immédiate de l’existence, comme de nature à assurer la survie de l’Humain par la transmission des acquits de chaque génération et, à l’intérieur de chacune d’elle, de chaque être vivant[14]. Mais cette transmission ne saurait se faire à vide. Elle doit avoir un objet qui la leste et qui la justifie. Une vie qui ne soit pas équivalente à une œuvre n’y incite guère. L’on objectera qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être Balzac ou Shakespeare, le premier parce que sa vie a nourri son œuvre, le second parce que son œuvre lui tient lieu de vie, une vie dont le biographe ne sait rien ou presque. Ce serait oublier le sens des ultimes paroles d’Yvan Illich: la première œuvre d’un vivant est constituée par sa propre vie. Et, de génération en génération, si toute vie qui mérite d’être racontée aura mérité d’avoir été vécue, toute vie qui aura été pleinement vécue méritera aussi de se survivre et, à son tour, d’être racontée.
Raphaël Draï
*En résonance avec le projet de loi actuellement débattu au Parlement, l’on voudra bien prendre connaissance de cette contribution à un colloque sur « La fin de vie et l’euthanasie » qui s’est tenu à la Faculté de droit et de science politique d’Aix en Provence (30 novembre – 1er décembre 2007) sous la direction des Prs. A. Leca et A. Roux. Les Etudes Hospitalières, 2008.
[1]. Frédéric Lenoir et Jean- Philippe de Tonnac (dir), La mort et l’immortalité, Bayard, 2004.
[2] Au moins dans la conception gréco- latine. En hébreu l’on dit, au contraire, « les vivants ».
[3] Raphaël Draï,L’Etat – Purgatoire. La tentation postdémocratique, Michalon, 2005.
[4] Max Schur, La mort dans la vie de Freud, Gallimard, 1975.
[5] In Essais de psychanalyse, Payot, 1967, p.7.
[6] En la matière pour éclairer notre discernement, il faut également avoir à l’esprit le vers d’Eluard concernant ceux qui « se suicident en autrui ».
[7] Vladimir Jankélévitch, La mort, Flammarion, Champs, 1986.
[8] Buffon, « Histoire naturelle de l’homme », in Œuvres, la Pléiade, p. 270 et sq.
[9] André Green, Narcissismes de vie, narcissismes de mort, Editions de Minuit, 1983.
[10] « Il n’y a pas de pouvoir le jour de la mort » (Ec, 8,8)
[11] Ionesco, Le Roi se meurt, Théâtre, La Pléiade, p.
[12] Tolstoi, « La mort d’Yvan Illich », in Souvenirs et récits, La Pléiade.
[13] Bruno Bettelheim, Après Auschwitz, Livre de Poche, Pluriel.
[14] Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel,1994.