Capital : Le boom énergétique lié à l’exploitation des gaz de schiste va-t-il relancer l’économie américaine ?
Justin Vaïsse : C’est déjà le cas. On mesure mal dans l’Hexagone à quel point c’est une bénédiction pour le pays d’Obama. Je peux en témoigner : ma facture de gaz, à Washington, a fondu ! Grâce aux gaz de schiste, le coût de l’énergie s’est effondré, l’industrie pétrochimique est redevenue compétitive, la consommation de charbon et donc les émissions de CO2 ont baissé… Au total, cela pourrait, au bas mot, générer 800 000 emplois en dix ans. Mais les gaz de schiste ont également une influence positive sur le commerce extérieur : les Etats-Unis n’importent plus que 40% du pétrole qu’ils consomment, contre 60% sous Bush. La triste contrepartie de cette révolution, c’est que le développement des énergies renouvelables est aujourd’hui en suspens outreAtlantique, car elles ne sont plus suffisamment rentables.
Capital : En somme, Obama est devenu un président pétrolier, comme Bush.
Justin Vaïsse : Pas du tout ! Il s’est en effet fermement opposé à la prospection dans l’Arctique et a freiné la construction de l’oléoduc entre les gisements de schistes bitumineux canadiens et le golfe du Mexique. Mais il est pragmatique. Il sait qu’une énergie à bas coût est indispensable au redressement de son pays : voilà pourquoi il n’a pas bridé l’exploitation des gaz de schiste. Au passage, je m’étonne que la France se montre si radicale sur le sujet. Les Américains développent des technologies extractives de plus en plus propres dont elle pourrait profiter, sans craindre de dégâts massifs sur l’environnement. Pourquoi refuser de l’envisager ?
Capital : Les Américains vont redevenir le premier producteur mondial d’hydrocarbures. Leurs relations avec le Moyen-Orient vont-elles en être modifiées ?
Justin Vaïsse : Oui, dans une certaine mesure. Ils s’inquiètent nettement moins de leur dépendance au pétrole du Golfe, qui ne représente plus que 10% de leur consommation. Ils ont sécurisé leurs approvisionnements en augmentant leur propre production et en se fournissant auprès de leurs voisins, le Canada, le Mexique, le Venezuela et le Brésil. Ils conservent néanmoins d’importantes responsabilités au Moyen-Orient. D’un point de vue géostratégique, ils restent en effet les garants de l’ordre mondial et les gardiens des grandes routes pétrolières.
Justin Vaïsse : En effet. Obama en est d’ailleurs conscient. Pendant les deux mandats de Bush, les Etats-Unis étaient littéralement obsédés par les questions de sécurité et la guerre contre le terrorisme. Pendant ce temps, ils ont négligé l’incroyable émergence de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Obama, qui l’a bien compris, veut rééquilibrer les choses. Sa politique étrangère repose sur deux axes : d’une part, en finir avec les guerres en cours, et, d’autre part, se tourner vers l’Asie, le nouveau centre de la géopolitique mondiale.
Capital : Comment caractériser le rapport entre les Etats-Unis et la Chine ?
Justin Vaïsse : Complexe et tendu ! Pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis font face à l’émergence rapide d’un concurrent à la fois économique et stratégique. Avec ses 1,35 milliard d’habitants, la Chine leur pose un problème d’une tout autre ampleur que le Japon, leur rival industriel et commercial dans les années 1980, ou que l’URSS, qui était «seulement» un adversaire militaire. L’ennui, c’est que l’évolution de la politique de Pékin n’a rien de très rassurant. Vu de Washington, c’est un régime paranoïaque, nationaliste et vérolé par une corruption endémique. Aux yeux des Chinois, les Etats-Unis sont une puissance déclinante, qui se mêle de trop près des questions régionales asiatiques, comme les velléités d’indépendance du Tibet, la souveraineté de Taïwan ou les disputes maritimes avec le Japon ou les Philippines. Les deux pays vont entrer dans une période de tension similaire à celle de la guerre froide.
Capital : N’exagérez-vous pas un peu ?
Justin Vaïsse : Je ne le pense pas. Certes, on peut toujours espérer que le niveau d’interdépendance économique entre les deux pays empêchera que la situation ne tourne au vinaigre. Les entreprises américaines comme Apple sont de plus en plus nombreuses à produire en Chine, tandis que Pékin détient un peu plus de 1 000 milliards de dollars de bons du Trésor américain. Cependant, le niveau de défiance entre les deux pays est extrêmement élevé, si bien qu’il est impossible de prédire comment les choses vont tourner. Il suffirait qu’un allié des Etats-Unis, comme les Philippines ou le Vietnam, joue la provocation à propos d’un différend sur les eaux territoriales pour qu’un conflit éclate entre les deux pays.
Capital : L’Europe, à l’inverse, ne semble plus représenter un enjeu stratégique pour les Américains.
Justin Vaïsse : Bien au contraire ! Si Obama en a peu parlé pendant sa campagne, c’est parce qu’il considère le Vieux Continent comme un allié fidèle et stable. Par ailleurs, après avoir longtemps redouté que la monnaie unique n’explose, les autorités américaines considèrent désormais que ce risque est exclu. L’administration démocrate est convaincue que la zone euro est solide, ce qui est bon pour nous, même si elle estime que l’intransigeance d’Angela Merkel en matière de rigueur est devenue excessive. Peu de monde le sait ici, mais Obama rêve d’instaurer un traité transatlantique de libre-échange. Ouvrir certains marchés entre les deux continents serait relativement simple. Cela passerait d’abord par une harmonisation des normes pour les voitures électriques ou les produits pharmaceutiques, par exemple, qui sont déjà proches. De tels accords permettraient, selon les économistes, de gonfler la croissance de 0,5 point de PIB des deux côtés de l’Atlantique. Cela en vaut la peine, même si nous nous chamaillerons certainement sur les OGM ou l’exception culturelle française…
Propos recueillis par Marie Charrel et Eric Wattez
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