Nous avons tous été confronté à des situations de disputes ou de conflits. Quand elles arrivent, elles s’accompagnent inévitablement de messages de rupture, tels quel : « Laisse-moi, je me débrouillerai seul ! » ou, plus dramatique : « Va-t’en ! Je ne veux plus te voir ».
Et si ces appels à mettre de la distance étaient en fait des appels tout court ? Car dans toute communication, qu’elle soit gestuelle ou verbale, l’être humain intègre deux dimensions qui parfois se chevauchent, parfois s’opposent totalement. Ces dimensions ont pour nom le signifiant et le signifié. Dans un message, on trouve ainsi d’une part ce que le message dit en lui-même (le signifiant), d’autre part ce que l’émetteur du message a réellement l’intention de lui faire dire (le signifié). La subtilité de la communication humaine tient notamment en cela. En la faculté d’envoyer des messages « codés » à une personne qui aura, du moins l’espère-t-on, l’intelligence de les décoder. D’aller au-delà du signifiant, parfois si maladroitement explicite, pour plonger dans la richesse et la subtilité du signifié.
Ainsi, il arrive très paradoxalement que : « Laisse-moi, je me débrouillerai seul ! » puisse en réalité vouloir dire : « J’ai besoin d’une aide ». Que : « Va-t’en ! Je ne veux plus te voir » signifie plutôt : « Reste auprès de moi ! Je t’aime et je ne veux pas te perdre ». Cela arrive même plus souvent qu’on ne le croit. En fait, cela arrive en permanence.
Bien sûr, la distance est une composante essentielle à toute relation. Une relation dans la durée est une relation à laquelle on donne évidemment le temps, mais aussi une relation à laquelle on donne la place pour s’épanouir. Cet espace, cet espace vital même, c’est la distance. Rester collé à l’autre, y compris à un être cher, finit par porter préjudice à la relation. Le roi Salomon, dans sa sagesse, avertissait : « Retiens tes pieds de la maison de ton ami »[1]. Espace tes visites, abstiens-toi de rechercher sa compagnie en permanence, pour que votre lien perdure. Quant aux Sages de la Michna, n’enseignent-ils pas, dans un tout autre contexte il est vrai : « N’apaise pas ton ami lorsqu’il est en colère »[2] ? La distance peut préserver l’amitié, susciter la reconnaissance et même sauver l’amour. Tel est le secret : la distance n’est pas toujours synonyme de coupure.
Il est même des cas où une demande de mise à distance est une demande de lien, volontiers inconsciente. Car il y a en l’être humain une volonté puissante, essentielle, d’accéder à la paix ou de la préserver. Personne n’aime vraiment la guerre. Et si on aime cela, c’est dans les premiers temps, juste histoire de calmer son amour-propre ou de rassurer son ego quant à sa capacité à s’affirmer, par la force s’il le faut. Mais après avoir blessé et avoir été blessé, on ne rêve plus que de paix. Aussi, il importe de comprendre que si de toute évidence les conflits existent, ils sont « essentiellement superficiels », pour user d’une formule contradictoire. Au fond, chaque protagoniste n’aspire qu’à reconnaître l’autre autant qu’à être reconnu par l’autre et, sur la base de cette marque d’estime mutuelle, à construire ensemble.
Dans la réalité des relations humaines, concernant ce type de messages où signifiant et signifié s’expriment simultanément tout en s’opposant, la réalité est effectivement duelle. À savoir, quand on entend parler de séparation, la plupart du temps cela signifie bien un désir de solitude[3], mais mêlé à un désir de rapprochement. La question qui se pose est immédiate : comment réagir face à ce paradoxe qui semble bien compliqué ? On ne peut pas à la fois être là et ne pas être là !
Eh bien si, on le peut.
La faculté qui le permet porte même le nom de disponibilité. Quand l’autre demande que l’on parte, la moindre des choses c’est de partir car respecter sa volonté, aurait-elle été exprimée maladroitement, tombe sous le sens. Seulement, comme nous le mentionnions avec la métaphore de la guerre, l’ego, une fois apaisé laissera sans doute la place aux remords et au besoin d’une accalmie. C’est à ce moment-là que le départ, pourtant expressément demandé, peut révéler la grandeur d’âme de celui qui l’a entériné, plutôt que sa petitesse. C’est à ce moment-là qu’il importera de montrer que l’on n’est pas parti fâché, pétri de rancœur. Que l’on est parti avec une certaine dignité, avec une certaine humilité aussi. Que l’on est parti parce qu’il fallait bien partir.
Mais quand l’autre dit de revenir, même dans un appel caché, c’est cette disponibilité qui autorisera le rapprochement tant désiré malgré l’éloignement qui l’aura précédé, et qui permettra finalement de protéger une valeur immense : la paix.