Le grand écrivain et penseur existentialiste Albert Camus avait beaucoup à nous apprendre sur la condition humaine, pourtant il a activement nié cette étiquette d’existentialiste.
À seulement 44 ans, deux ans avant sa mort tragique et prématurée, Camus a été cité par le comité Nobel pour son travail qui a éclairé le problème de la conscience humaine à notre époque… un champion de la littérature imaginative comme véhicule de perspicacité philosophique et de vérité morale.
Il reste le deuxième plus jeune lauréat du prix Nobel de littérature.
L’auteur franco-algérien de classiques uniques comme « la Peste » et « l’Étranger » était obsédé par la question sur la raison de notre existence et par la situation absurde de l’Humanité dans un monde de souffrance et d’apparente insignifiance. Camus ne s’est pas contenté de se limiter à l’écriture.
Militant dévoué toute sa vie, il a consacré son énergie à des mouvements qui, selon lui, faisaient de leur mieux pour obtenir l’égalité et la justice, d’abord révolutionnaire contre le colonialisme français en Algérie, puis marxiste, enfin anarchiste.
Camus était un homme de principes.
Il a démissionné de son travail de défenseur des droits de l’homme au sein d’un groupe opaque appelé l’UNESCO. Certains historiens supposaient qu’il avait secrètement participé au sauvetage et à la cachette d’enfants juifs à Chambon, en France, organisé par le pasteur vertueux André Trocmé, en 1942.
Quand, en particulier dans la société européenne dite polie, l’opinion mondiale a commencé à se retourner contre Israël, suite à la crise de Suez en 1957, Camus a publiquement écrit pour affirmer son soutien à l’État juif, lui valant, ainsi, la colère de ses pairs intellectuels.
Au sommet de sa carrière, nombre de ses œuvres commençaient à susciter un large intérêt et une large acceptation, l’auteur a remporté le Nobel, puis il est tombé dans une profonde dépression. Entre parenthèses, et de manière plus opportune, Jean-Paul Sartre, ancien ami de Camus, a refusé le grand prix et l’a méprisé pour ne pas avoir fait de même. Peu de temps après avoir appris cette distinction, Camus écrivit à sa mère : « Maman, tu me manques plus que jamais. »
La grande reconnaissance que signifiait cette récompense déclencha en lui le sentiment que sa carrière était en quelque sorte terminée. Le sentiment de trivialité en résultant laissa un vide qu’il tenta de combler par des activités comme le yoga.
Dans ce qui est peut-être les mots les plus célèbres de sa grande carrière littéraire, il posa cette question dans les premières lignes de son « Mythe de Sisyphe »:
« Décider si la vie vaut la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Tout le reste… est un jeu d’enfant ; nous devons d’abord répondre à la question. »
Je pensais à Camus et à cette question pendant Souccot, en me souvenant d’un autre écrivain, célèbre. Il aurait, je pense, rejeté l’appellation « existentialiste », lui aussi.
Traditionnellement, les Ashkénazes réservent la lecture de la « Megillat Kohelet » aux fêtes de Souccot, le dernier des trois livres de Sagesse de Shlomo haMele’h (le RoiSalomon). Dans le « Midrash Shir ha-Shirim Rabbah », nos Sages rapportent que l’évolution de chacun de ces livres peut être retracée à différentes périodes de la vie du « plus sage de tous les hommes ».
Avec ses odes à l’amour, à la passion et au désir, Shir ha-Shirim, le Cantique des Cantiques, représente l’enthousiasme et le potentiel des jeunes années de Shlomo haMele’h.
Mishlei, les Proverbes, est un produit de l’âge mûr, une tentative de rassembler la sagesse de ses expériences comme roi du peuple Hébreu unifié, orné de la gloire du Temple de Jérusalem.
Enfin, Kohelet, l’Ecclésiaste, avec ses cris angoissés de « Hevel Havalim haKol Hevel » – « vanité des vanités, tout est vanité! » – est l’œuvre de la plume d’un roi réfléchissant sur sa vie avec la conscience d’être fermement au crépuscule de celle-ci, dans la vallée de l’ombre de la mort. Ce roi, béni d’une sagesse transcendante, déclare : « j’ai essayé de donner un sens à tout cela, et pourtant cela me dépasse » comme dirait Camus : « absurdité des absurdités, à quoi bon tout cela »?
Je me sens à l’aise de comparer Camus, athée avoué, avec le grand Shlomo haMele’h à cet égard, car Kohelet était problématique pour nos sages.
Plusieurs sources, notamment la Mishna, rapportent un débat parmi eux sur la question de savoir si cette Megilla peut être intégrée au canon biblique. Cristallisons l’ambivalence rabbinique envers l’œuvre finale du roi Salomon avec la question suivante: Tout le Sefer Kohelet est effrayant, persiflant, de ce monde et de toute activité humaine qui s’y déroule, et pourtant notre Torah a écrit dès le début que Dieu a regardé ce monde après la création et a déclaré que tout était pour le mieux.
Comment est ce possible ?
En fait, en raison d’un commentaire fait par le Rashbam et d’autres, on a un sentiment que les derniers versets de Kohelet représentent un « ajout ultérieur » de nos sages pour rendre les douze chapitres précédents « casher ».
Après tout, « craignez » – plus précisément, soyez en crainte de Dieu et respectez Ses Commandements, car c’est tout ce que nous avons.
Nous pouvons affiner la question.
De toutes les fêtes, la Torah distingue Souccot pour nous exhorter à être joyeux. Celle ci mérite même la formulation selon laquelle nous devrions être particulièrement heureux et nous réjouir.
Alors pourquoi devons-nous lire cette « Méguila Kohelet » existentielle, sombre et déprimante à ce moment-là, atténuant toute la joie de cette fête ?
Pour tenter de répondre, je voudrais revenir à Camus lu par un singulier rabbin, qui a toute ma haute considération, Rav Shimon Gershon Rosenberg zal.
Dans la lecture de l’un de ses classiques, « La Peste », Rav Shagar (son acronyme) voit une parabole de nos nombreux stratagèmes contre l’inévitable nous attendant tous, et de la manière dont certaines personnes peuvent réagir – les unes violemment, d’autres hérétiquement, s’insurgeant contre et essayant désespérément de briser toutes les règles et tous les systèmes, niant l’autorité comme dénuée de sens et impuissante.
Rav Shagar appelle cela l’Ombre qui plane sur toute vie. Il soutient, avec respect et sympathie, ceux qui choisissent de vivre sous cette ombre, en niant la vie, le bonheur et la joie parce qu’après tout, ils marchent dans la vallée de l’ombre de la mort.
À quoi bon tout cela – vanité des vanités ?
Alors, mangeons, buvons et soyons joyeux !
Amusons-nous à en mourir !
Consommons le temps qui nous reste, comme le sable s’écoule du haut du sablier !
Même Shlomo haMele’h donne du crédit à cette notion dans l’un des passages les plus flagrants de Kohelet aux yeux de nos sages :
Il n’y a rien de mieux pour une personne que de manger, de boire et d’être fier de ses réalisations matérielles.
Comment une déclaration aussi apparemment hédoniste pourrait-elle être incluse dans le Tanakh ?
Bien que nous puissions discuter longuement de ces thèmes, je veux terminer avec la réponse profonde et émouvante de Rav Shagar, un homme ayant lui-même vécu sa vie dans l’ombre personnelle de la mort. Il fut le seul survivant d’un char israélien détruit pendant la guerre du Kippour, sorti de l’épave en flammes avec un dernier souffle de vie, ses amis se consumant derrière lui dans cette terrible bataille. Un portrait d’artiste du Rav Shagar orne la couverture de l’une de ses leçons posthumes, il représente un homme plongé dans ses études, presque enseveli dans des ombres sombres.
C’est de ce puits de souffrance et de douleur que surgit la réponse du maître.
Il écrit qu’il existe une ombre parallèle dans la vie, appelée selon les mots du Zohar l’ombre de la « Emouna ». Avec la foi, nous pouvons sanctifier et élever l’ombre de la mort en réalisant que « Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu serais avec moi ».
Nous n’avons pas peur, car Hachem est avec nous.
Certes, il s’agit toujours d’une ombre, mais, dans ce cas précis, elle n’inspire pas la peur, mais la crainte et l’étonnement radical.
Pendant Souccot, nous mangeons, buvons et nous réjouissons lors de cette fête de joie, mais c’est à l’ombre de la Souccah, une structure fragile et transitoire, construite selon des spécifications halakhiques inchangées depuis des lustres, du pire que l’Humanité ait offert à notre peuple éternel.
Dans la Souccah, nous nous souvenons de la Protection, de la Gloire divine de Dieu et des véritables Souccot, construites dans le désert par le peuple Hébreu naissant, nation libérée, mais errante, qui n’a pas encore vu les fruits de ses travaux et de ses souffrances sisyphéennes en Égypte.
Nous habitons à l’ombre de la Souccah – la Halakha exige qu’il y ait de l’ombre et des ombres à l’intérieur, mais nous levons les yeux et reconnaissons qu’il ne s’agit pas de l’ombre du doute, de l’absurdité et de la vanité, mais de l’étreinte réconfortante de la Souccah, de la Paix de Dieu, signifiant la tranquillité et la paix intérieure du croyant fidèle.
Même si nos Hadasim et Aravot s’assèchent, nos Etrogim perdent leur éclat et leur queue, même si notre toiture est renversée par le vent et la pluie, même si les couleurs des belles décorations de nos enfants commencent à déteindre, dans la Souccah, nous pouvons réfléchir à la façon dont nous cherchons refuge sous les ailes de la Foi, elles nous enveloppent de certitude, de but et de mission.
Ceux qui demeurent en présence de Dieu, dans les ombres de la Foi, se rassemblent dans la solidarité, accomplissent et assument leur identité morale d’être Hébreu.
Une grande partie de notre liturgie des jours saints commence par la réponse affirmative « uv’khen » – nous répondons à la question de Camus, « OUI » !
Oui, malgré tout !
Cela vaut absolument la peine d’être ici, d’être vivant et imprégné du sens du but accordé par le don de la Emouna. Pour beaucoup d’entre nous, tout cela nécessite un saut. Camus lui-même le préconisait face à l’absurde, la seule chose qui lui permettait d’avancer vers une vie d’action.
Nous avançons vers une vie de Mitsvot et de proximité avec Dieu.
« Ouv’khen » – oui – cette réponse nous permet de le dire : c’est effectivement bien, envers et contre tous les aléas de l’Histoire, que nous pouvons nous réjouir.
Malgré toutes les questions existentielles difficiles et vexantes de la Foi et de la vie soulevées par Kohelet, la réponse absolue, totale et finale pour nous tous ici aujourd’hui est et reste encore et toujours : « OUI ! »
La conclusion de tout le discours, écoutons-la :
« Crains Dieu et observe Ses Commandements ; car c’est là tout l’homme. » (Kohelet 12,13)
Rony Akrich pour Ashdodcafe.com
A 68 ans, il enseigne l’historiosophie biblique. Il est l’auteur de 7 ouvrages en français sur la pensée hébraïque. « Les présents de l’imparfait » tome 1 et 2 sont ses 2 derniers ouvrages. Un premier livre en hébreu pense et analyse l’actualité hebdomadaire: «מבט יהודי, עם עולם» Il écrit nombre de chroniques et aphorismes en hébreu et français publiés sur les medias. Fondateur et directeur de l’Université Populaire Gratuite de Jérusalem (Café Daat) . Participe à plusieurs forums israéliens de réflexions et d’enseignements de droite comme de gauche. Réside depuis aout 2023 à Ashdod après 37 ans à Kiriat Arba – Hevron.
Ashdodcafe.com
Vous pouvez nous retrouver tous les jours sur notre groupe whatsapp et recevoir notre newsletter hebdomadaire en vous y inscrivant.