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Les bébés israéliens sont-ils des consommateurs captifs dès la naissance ? par Yaelle Ifrah

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Israël a la plus forte natalité du monde développé : 3,1 enfants par femme. Beaucoup de bébés à nourrir, et comme les israéliennes allaitent peu, beaucoup de boîtes de lait à vendre … à prix d’or.

Le lait dit “maternisé”

Israël est champion du monde de la natalité, avec un grand nombre de familles très nombreuses. Tout ça fait beaucoup de bébés, ce qui est réjouissant. C’est aussi évidemment toute une industrie de la puériculture, entre poussettes, couches et jouets. Mais avant toute chose, un bébé durant sa première année est essentiellement nourri au lait. L’OMS ainsi que le ministère de la Santé encouragent les femmes à allaiter exclusivement au moins pendant quatre à six mois afin que le bébé bénéficie de tous les avantages du lait maternel qui ne sont plus à prouver. Sauf que les Israéliennes ne suivent pas vraiment ces recommandations. Selon la dernière étude de l’Institut National de politique de Santé publiée en 2022, si 91.8% des femmes démarrent un allaitement après avoir accouché, elles n’allaitent que pendant 67 jours en moyenne. Passé quatre mois elles ne sont plus que 30% à allaiter, et à 6 mois 15%.

Une autre étude réalisée par l’Association des médecins de médecine publique sur la qualité de l’alimentation des nourrissons souligne que près de 80% des nouveaux-nés prennent leur premier biberon de lait artificiel à la maternité, donc immédiatement après la naissance. Ajoutons à cela que 40% des femmes ne reçoivent aucune information sur l’allaitement suite à leur accouchement, et que les professionnels sont insuffisamment équipés pour donner confiance aux jeunes mamans. Et de fait, 55% des femmes qui ont arrêté d’allaiter avant quatre mois citent comme raison principale des “difficultés techniques », qui sont parfois liées à la performance insuffisante des tire-laits que les mères utilisent massivement et qui ne sont pas toujours de qualité suffisante, selon l’experte en allaitement Diane Szpiegelman qui m’a donné des informations précieuses. Parfois il s’agit d’un manque de conseil, ou de la culpabilisation des mères lors d’une visite de routine où on les informe d’une prise de poids “insuffisante” et leur laisse entendre que leur lait n’est assez nourrissant. Bien d’autres facteurs délicats peuvent faire dérailler l’allaitement au long cour, d’où l’importance d’un suivi bienveillant et informé pour celles qui souhaitent poursuivre.

Une fois l’allaitement écarté ou terminé, les familles se retrouvent donc clientes captives de l’industrie du lait maternisé, produit hautement technique et contrôlé, destiné à reproduire le plus fidèlement possible les caractéristiques du lait maternel. Jusqu’à un an environ, pour garantir une croissance optimale, pas question d’y déroger. Les ingrédients varient selon la marque et le pays, mais en général, le lait artificiel pour bébé est constitué de lait de vache écrémé enrichi d’émulsifiants et de stabilisateurs pour favoriser le mélange des huiles et de l’eau. Il peut également contenir du lactose ou d’autres sucres tels que du sirop de maïs, du fructose ou de la maltodextrine, des huiles végétales (huile de palme, de colza, de coco, de tournesol ou de soja), des acides gras, généralement dérivés d’huiles de poisson, des vitamines et des minéraux, des enzymes et acides aminés et parfois des probiotiques. Dans tous les pays du monde, une Autorité de Santé réglemente sa composition. Il est d’ailleurs souvent vendu en pharmacie, en plus des supermarchés. Avec l’augmentation de la conscience environnementale, le marché s’est fortement segmenté dans certains pays et on y trouve de nombreux produits haut-de-gamme bio ou végétaux.

En Israël, ce n’est pas vraiment le cas. Un monopole bien connu a la main sur le marché (comme toujours) : Osem et son Materna décliné en d’innombrables versions avec 51% du marché, suivi de Similac des laboratoires Abbott avec 31% et Nutrilon qui appartient à Teva avec 18%. Ce marché estimé à environ 650 millions de shekels est donc à 80% local, et les 2% de croissance annuels de la population lui garantissent mécaniquement une expansion généreuse.

Or le lait maternisé en Israël est cher, très cher. Une comparaison rapide de Materna avec le produit leader Gallia en France (rappelons que la France est un des pays chers d’Europe) montre une différence de prix de près de 30%. En Israël, comme toujours en cas de marché concentré, les prix sont quasiment identiques entre les marques, à 10% près. Le recours massif au lait maternisé, les problèmes économiques qui frappent naturellement plus les familles nombreuses que les autres, le manque de concurrence et les prix chers ont amené certains politiques à proposer régulièrement de mettre le prix du lait maternisé sous supervision gouvernementale, à l’instar du pain ou des œufs. Sauf que l’on sait très bien que cette supervision produit l’effet inverse de celui qui est recherché, maintenant des prix élevés, décourageant l’innovation et encourageant la cartélisation. La sensibilité du sujet fait que le débat est souvent passionnel, et des organisations caritatives distribuent régulièrement des boîtes de lait maternisé dans le cadre de leur activité sociale.

Si les politiques et le secteur associatif s’émeuvent de la détresse des familles, ce n’est pas le cas des fabricants et importateurs, qui ne cessent d’augmenter les prix, y compris dernièrement en pleine guerre, ni celui du gouvernement qui parle d’ouvrir le marché mais ne fait strictement rien. Le ministère de la Santé a été traumatisé par l’affaire du Remedia, un lait maternisé israélien qui, à cause d’un défaut de fabrication et de contrôles insuffisants, provoqua en 2003 la mort de trois nourrissons et laissa vingt enfants lourdement handicapés. Depuis, le ministère a énormément durci sa réglementation et son système de contrôles, ce qui entrave la libre importation de dizaines de milliers de produits. On imagine bien qu’il n’est pas près de renoncer à ses standards exclusifs (voir plus bas) pour le lait maternisé.

La disposition du rayon reflète exactement les parts de marché …

Les “laboratoires” qui fabriquent et vendent ces laits savent très bien faire de l’entrisme dans les hôpitaux à coups de boîtes offertes pour accrocher les jeunes mamans, proposer des produits (inutiles) jusqu’à l’âge de deux ans et profiter de l’absence de politique de santé publique. L’allaitement doit être soutenu et encouragé de façon proactive, et si une mère choisit de ne pas allaiter, ce n’est pas une raison pour lui vendre à prix d’or un produit indispensable à la croissance de son enfant.

Dans cette situation, le seul conseil est de tenter de ne pas renforcer le monopole Osem Nestle avec sa marque Materna (et le faux concurrent Nan qui est aussi un produit Osem Nestle). Tous les produits se valent (surtout si l’on garde en mémoire leur composition), donc le mieux est d’acheter la marque la plus petite, elles sont toutes plus ou moins au même prix, juste pour ne pas donner encore plus de pouvoir à Osem Nestle. Il reste à espérer que le gouvernement saura d’une part aider les femmes qui souhaitent allaiter, à le faire sereinement, et d’autre part permettra enfin l’entrée sur le marché de marques concurrentes et moins chères.

Yaëlle Ifrah est ancienne conseillère parlementaire à la Knesset, experte sur les sujets économiques et en particulier tout ce qui concerne la consommation en Israël.
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