Un récent article publié dans la prestigieuse revue Nature, s’appuyant sur une vaste étude incluant 12 millions d’individus à travers 60 pays, aboutit à la conclusion qu’un peu partout dans le monde on pense que la moralité est en déclin. Cela n’étonnera personne, puisqu’on ne compte plus les esprits brillants à travers les siècles, d’Horace à Valerius Caton en passant par Juvénal, qui croyaient déjà que c’était mieux avant, et que les hommes du passé se tenaient de façon plus vertueuse dans le monde que leurs contemporains. Il y a bien des façons d’expliquer cette idée fausse, et c’est ce à quoi s’emploie cet article, en soulignant, à juste titre, l’influence des effets d’exposition à l’information et des biais de mémorisation. L’étude est impressionnante par l’importance de l’échantillon statistique étudié, et parce qu’elle éclaire l’existence d’une représentation invariante de notre espèce.
Je voudrais ici explorer plus avant les sentiments diffus que la perception que nous avons de l’état moral du monde insinue en nous. Car ce n’est pas seulement le sentiment d’une décadence morale qui nous affecte, c’est, au-delà, un inconfort général : l’impression d’être tourmenté sans cesse par un essaim de culpabilités mais qui ne nous pique pas en profondeur. Nous avons facilement l’impression que le monde s’enfonce dans l’abjection sans pour autant que nous nous trouvions à la hauteur de la situation. Le thème du réchauffement climatique – parmi beaucoup d’autres – illustre de façon idoine cette apathie un peu honteuse. Nous savons bien qu’il y a là un enjeu essentiel, et, en même temps, à part quelques concessions que nous croyons vertueuses, nous ne faisons pas grand-chose. Plutôt qu’un fait moral anthropologique tel que le décrit l’article de Nature, il est possible d’imaginer que cette situation-ci est tout à fait spécifique du monde contemporain. Pour donner un corps à cette hypothèse, je veux convoquer les résultats de deux expériences dont les conclusions pourraient paraître contradictoires au premier regard, mais qui peuvent se compléter pour faire comprendre pourquoi le monde est devenu moralement inconfortable.
Abaissement du niveau d’indignation
La première a paru en 2018 dans la revue Science et montre, à travers une série d’expérimentations remarquables, comment notre cerveau est capable d’abaisser son seuil de détection de ce qui est moralement inacceptable. Confrontés à une série de propositions éthiques évolutives où les énoncés immoraux devenaient de plus en plus rares, les sujets de l’expérience ont commencé à considérer des propositions parfaitement anodines comme choquantes. En d’autres termes, plus l’environnement s’améliore du point de vue du respect des normes morales, plus les individus qui y vivent s’indigneront de faits qui seraient passés pour acceptables quelque temps avant. Ainsi, le progrès de la lutte contre les discriminations s’accompagne de la découverte incessante de nouveaux « gisements » de colères militantes. Le niveau d’indignation s’indexant sur un plancher plus bas, les objets d’exaspération se multiplient. De cette façon, on peut se persuader de vivre dans un monde globalement immoral.
Parallèlement, un article paru en juillet 2023 dans la revue Psychological Science montre, par une étude longitudinale menée sur 607 volontaires, qu’à force d’être confronté à l’énoncé d’actes répréhensibles, les individus s’indignent de moins en moins. Les sujets de l’expérimentation recevaient, par exemple, des informations concernant les violences qu’une société cosmétique faisait subir à des animaux. Ce n’est pas qu’ils jugeaient progressivement ces actes acceptables, mais la violence de leur indignation était inversement proportionnelle au nombre d’expositions… comme s’il y avait une forme d’accoutumance. La répétition semble avoir un effet durable sur les jugements moraux en les rendant plus indulgents. Elle ne rend pas pour autant les faits irréels, au contraire : plus nous sommes informés d’actes répréhensibles, plus nous risquons d’y croire, mais moins nous nous en soucierons.
Il me semble que les résultats croisés de ces deux études sont moins contradictoires qu’on ne pourrait l’imaginer. Elles offrent un modèle pour comprendre la situation d’inconfort moral que nous vivons : la sollicitation permanente de notre jugement éthique et l’apathie tourmentée qui l’accompagne. Je me risquerai à user d’un jeu de mots plein de sens en disant que c’est là la situation « oxy-morale » de l’homme contemporain.
source : lexpress.fr