La dérision implicite, sinon explicite de soi est bien l’une des caractéristiques omniprésentes dans le discours juif.
Tancer la personne, l’autre, est littéralement l’un des 613 commandements de la Torah :
« Tu ne dois pas haïr ton frère dans ton cœur; tu dois reprendre, oui reprendre, ton prochain, afin de ne pas porter de péché à cause de lui » (Lévitique 19:17).
Si vous rencontrez des gens faisant le mal, ou agissant mal, vous devez les désapprouver et ne pas vous empêcher de blâmer leur attitude.
Les Juifs ne sont sûrement pas génétiquement programmés pour parler de manière critique et pourtant il existe une propension apparente, culturellement nourrie, au discours censeur.

Le grand sage du 19e siècle, le rav Naftali Tzvi Yehuda Berlin, a écrit dans son commentaire sur la Torah (Shemot 3:11): « Les Hébreux, plus que les autres peuples, ont tendance à défier les modes de pensée de leurs prédécesseurs. »
Bon nombre de critiques, parmi les plus virulents de la culture et de la pensée contemporaine des temps modernes ont des origines juives.
Pensons à  »Karl Marx » avec ses analyses critiques et influentes sur l’économie, la gouvernance et les relations de classe !
Pensons aux  »Marx Brothers », et leurs discours comiques sur l’économie (une nuit à l’opéra), la gouvernance (la soupe de canard) et les relations de classe, comme parangons de la remise en cause sociale et culturelle.
L’engagement des Juifs dans cette pensée n’est pas un hasard. Freud attribue l’indépendance et l’originalité de son esprit à son origine juive : « Parce que j’étais Juif, je me trouvais libre de nombreux préjugés qui restreignaient les autres dans l’utilisation de leur intellect, et en tant que Juif, j’étais prêt à rejoindre l’opposition et me passer de l’accord de la « majorité étroite ». »

En tant qu’initié, mais aussi étranger, le Juif a bénéficié d’un point de vue comme saisir les valeurs et les perspectives d’une société à partir de la position de celui qui en est tout ou partie, mais y ajoutant un état d’esprit culturel différent sortant des sentiers battus. Comme l’anthropologue idéal, le Juif apprend à parler la langue de la culture observée tout en s’y rapportant dans sa propre langue. Ils ont souvent et longtemps vécu en tension avec leur environnement en tant que minorité vulnérable, tant dans l’Empire perse reflété dans l’histoire d’Esther, où le génocide est surmonté par l’esprit juif, ou dans l’Amérique du 20e siècle, où l’aliénation et l’attraction de l’assimilation ont été sublimées par un humour à la fois mordant et auto dérisoire. La satire est un médium typiquement juif, qu’il s’agisse de la forme intello de Saul Bellow, de Philip Roth ou de Gad Elmaleh.
La culture juive a longtemps exploité deux ingrédients de base de la critique sociale: la contestation et l’argumentation. La tradition religieuse, par exemple, a loué des conseillers théologiques comme Avraham, qui se demandait si:
« Le Juge de toute la terre agirait toujours avec justice » (Genèse 18 :25) ;
Moshe, entré dans la brèche pour conjurer un Dieu en colère prêt à mettre fin à son peuple élu:
« Mais Moshe implora l’Éternel son Dieu, en disant : Pourquoi, Seigneur, ton courroux menace-t-il ton peuple, que tu as tiré du pays d’Égypte avec une si grande force et d’une main si puissante? Faut-il que les Égyptiens disent: ‘C’est pour leur malheur qu’il les a emmenés, pour les faire périr dans les montagnes et les anéantir de dessus la face de la terre!’ Reviens de ton irritation et révoque la calamité qui menace ton peuple. Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, à qui tu as juré par toi-même leur disant : Je ferai votre postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel; et tout ce pays que j’ai désigné, je le donnerai à votre postérité, qui le possédera pour jamais! » L’Éternel révoqua le malheur qu’il avait voulu, infliger à son peuple. » » (Shemot 32: 11-14) ;
Jérémie, a chargé la divinité de « récompenser » les méchants :
« Tu es trop équitable, ô Eternel, pour que je récrimine contre toi. Cependant je voudrais te parler justice : Pourquoi la voie des méchants est-elle prospère ? Pourquoi vivent-ils en sécurité, tous ces auteurs de perfidies ? Tu les plantes, et ils prennent racine; ils croissent et portent des fruits. Tu es près de leur bouche et loin’ de leur cœur. » (12: 1-2);
Les livres de Job et de Kohelet (l’Ecclésiaste) défient tous les lieux communs théologiques; le midrash Raba sur « les lamentations » 24, où la Divinité est déjouée et se montre moins compatissante que certains des ancêtres d’Israël; le piyouṭ médiéval (poème liturgique) dans lequel la rhapsodie biblique est métamorphosée par une objection:
« Abba Hanan a dit : qui est puissant comme toi, Eternel et assez fort pour entendre les insultes et les blasphèmes de cet homme (Titus) sans broncher? » On citait à l’école de rabbi Ismaël ‘Qui t’égale parmi les forts (Elim) Éternel?» (Shemot 15:11) il faut entendre qui est comme toi parmi les muets (Ilmim) » (Talmud de babylone, Guittin 56 b)
Déclarer que Dieu garde le silence face à la souffrance de son peuple, quel toupet dirigé vers les cieux!
Un trait culturel juif par excellence, néanmoins.
L’autre face est une disposition argumentative.
Je ne parle pas seulement du « pilpul talmudique » – l’argument pour lui-même, il graisse les engrenages du raisonnement, une propension à contester et à critiquer devenue la marque de fabrique de ces discussions. La critique juive comme l’humour juif sont souvent combinés l’un à l’autre, une manière, peut-être, de se rassurer face à l’ennemi hégémonique.
Ainsi dans le Livre d’Esther, l’autorité perse et ses lois absurdes y sont ridiculisées, ou bien dans « Le Mystère des douze chaises » un film américain réalisé par Mel Brooks en 1970. Le titre français était: « Sois riche et tais-toi ». Mel Brooks raille ici la Russie soviétique. La faculté critique, et l’humour qui l’accompagne souvent, visent fréquemment la culture juive elle-même, comme l’a encore si bien dit Freud :
« Cette détermination à faire de l’autocritique peut expliquer pourquoi un certain nombre des meilleures blagues… ont certainement dû naître aux sources de la vie juive. Ce sont des histoires qui ont été inventées par les Juifs eux-mêmes et qui sont dirigées contre les caractères juifs… Je ne sais pas si l’on trouve souvent un peuple qui se réjouit sans réserve de ses propres défauts. »

Comme les cultures juives des époques suivantes, la Bible affiche une profonde familiarité avec les connaissances environnantes de son monde antique, car elle critique et subvertit les valeurs et les modèles sociaux qu’elle rencontre. Encore plus poignant, les principaux analystes du Tana’h (la Bible), les prophètes et les auteurs de Job et de l’Ecclésiaste, défient et révolutionnent également les propres traditions en Israël. Nous allons voir ce penchant pour le discours critique illustré par quelques cas exemplaires.

Le Livre (la Bible), comme tous les savoirs juifs des temps ultérieurs, était hybride, « toujours dans une relation hiérarchique avec la culture de l’Autre », toujours dans un « jeu dynamique de minorité et de majorité ». Une culture souveraine, à la fois enracinée et débitrice, face à une évolution principalement due à l’énergie fournie par ses rencontres avec le ‘Très Haut’ et le ‘très bas’, un effort pour mettre en conformité la Foi que l’on veut vraie et juste.
La Torah (Pentateuque) illustre la dynamique d’une critique venue de l’extérieur vers l’intérieur à travers le beau-père de Moshe, Ytro, un prêtre de Madian, une sorte de cheikh. Moshe vécut auprès de lui pendant des années, lors de son exil d’Égypte, avant d’être appelé par Dieu à retourner en Égypte et aider à libérer les esclaves hébreux de la servitude.
« Moshe consentit à demeurer avec cet homme, qui lui donna en mariage Tsipora, sa fille. » (Shemot 2, 20)
« L’Éternel vit qu’il s’approchait pour regarder; alors Dieu l’appela du sein du buisson, disant: « Moshe! Moshe! » Et il répondit: « Me voici. » » (Shemot 3, 4)

La Torah elle-même sépare Moshe de son beau-père et de sa famille, l’attirant au Sinaï, afin de le nommer chef prophétique d’Israël. Elle dépeint Ytro comme un guide d’Israël dans le désert et de manière plus pertinente – en critique des pratiques administratives de Moshe – un réformateur substantiel du système de jurisprudence Hébraïque :
« Moshe dit à Hobab, fils de Ragouêl le Madianite, beau-père de Moshe: « Nous partons pour la contrée dont l’Éternel a dit: C’est celle-là que je vous donne. Viens avec nous, nous te rendrons heureux, puisque l’Éternel a promis du bonheur à Israël. » Il lui répondit: « Je n’irai point; c’est au contraire dans mon pays, au lieu de ma naissance, que je veux aller. » Moshe reprit: « Ne nous quittes point, de grâce! Car, en vérité, tu connais les lieux où nous campons dans ce désert, et tu nous serviras de guide. Or, si tu nous accompagnes, ce même bonheur dont l’Éternel nous fera jouir, nous te le ferons partager. » Et ils firent, à partir du mont de l’Éternel, trois journées de chemin; l’Arche d’Alliance de l’Éternel marcha à leur tête l’espace de trois journées, pour leur choisir une halte. » (Nombres 10: 29-33)
A la sortie d’Egypte, les Hébreux se retrouvent dans le désert, à proximité du mont Sinaï. Ayant entendu parler du salut miraculeux, Ytro rejoint Moshe et son peuple, amenant avec lui son épouse et leurs deux fils, restés en marge de l’événement à Madian. Après qu’Ytro et les anciens d’Israël eurent célébré ensemble un repas d’action de grâce… SUITE ET FIN LA SEMAINE PROCHAINE

Rony Akrich pour Ashdodcafe.com