Je n’avais que 6 ans lors de mon accident.
Un médecin, conduisant une Peugeot 403 bleu marine, me renversa mais jamais ne s’arrêta !
Nous étions seuls mon jeune frère et moi, fuyant l’Algérie à feu et à sang, débarqués à Paris, hébergés chez un oncle et une tante. Restés sur la terre algérienne, mon père et ma mère ne nous avaient toujours pas rejoints, je les attendais.
Etendu à même le sol, blessé, ne pouvant bouger, je n’ai le souvenir d’aucune parole prononcée, ni du son de ma voix, ni de cris, ni de plaintes.
On me transporta vers un centre de soin où ma jambe droite fut mise sous attelle, j’étais transi de peur, figé dans le silence, certainement traumatisé par ce que je venais de vivre. Je me sentais seul sans la chaleur rassurante de ma mère, le regard bienveillant de mon père.
Ils arrivèrent quelques jours plus tard.
Leurs larmes me firent beaucoup de bien, je n’étais plus seul, ils s’inquiétaient, ils prenaient grand soin de l’enfant que j’étais.
Allais-je remarcher normalement, resterait-il des séquelles?
Je les entendais chuchoter à mon sujet, mais je ne m’en faisais guère, ils étaient là, j’avais confiance, le reste importait peu.
Les spécialistes ont diagnostiqué et statué : si je voulais remarcher normalement, je devrais porter chaussures et semelles orthopédiques pendant six ou sept ans. À l’école, cela affecta ma mobilité, non seulement ma pleine et entière participation aux cours de gymnastique, mais aux recréations avec mes camarades de classe, également.
Marcher difficilement, avoir à chausser toute la journée, été comme hiver, de tels godillots, la douleur même de ma jambe n’ont pas été mon vécu le plus dur relatif à cet accident. Le plus pénible fut ce sentiment d’indifférence que les individus, les maitres ou la plupart des élèves me témoignaient. A l’école et au collège surtout, un grand nombre de personnes m’observait ou me regardait avec leurs visages compatissants. Cela se produisait souvent lorsque j’essayais de marcher ou de me déplacer, de tenter de ressembler aux autres enfants.
La façon dont les gens me regardaient était plus que dérangeante.
Au fil des ans, cela m’interpella d’autant plus et je voulus m’interroger sur les raisons de cette réaction.
L’univers humain est-il civilisé ?
Est-il irréprochable, inévitable ?
Porte-t-il en son sein une maladie sociale, endémique?

Nous vivons dans un monde où si nos intérêts, ou utilités, ne sont pas affectés, nous ne ressentons pas la nécessité d’aider cet autrui dont les intérêts et les utilités ont été compromis d’une manière ou d’une autre.
C’est aussi un excellent moyen pour nier le droit à sa dignité à son prochain.
En omettant d’accepter l’humanité des individus et leurs valeurs, nous nous limitons dorénavant à reconnaître leur statut social, leur influence ou leur richesse. Nous devenons de plus en plus matérialistes au lieu de devenir plus humains.

Thomas Hobbes a déclaré «l’homme est un loup pour l’homme» dans son célèbre ouvrage « le Léviathan », il y décrit une nature humaine dont le désir et la volonté est de nuire. Ce que soutient Hobbes est tangible, il suffit d’écouter le monde, tant de conflits épars, tant de personnes déplacées et réfugiées, tant de victimes des politiques et des sociétés totalement indifférentes aux besoins et aux problèmes plus que concrets. Maintenant, beaucoup pensent résoudre les problèmes de ces personnes par un simple ‘like’, un ‘partage’, mais le plus souvent des réactions intestines, d’une absurdité et d’un vulgaire sans nom, sur les réseaux sociaux, en lieu et place d’un réel engagement pouvant contribuer à une assistance substantielle.
C’est alors que nous, en tant que société, perdons le sens de ce que signifie réellement respecter la dignité et la valeur d’être humain.
L’indifférence est le contraire de l’engagement social.
Une personne devient insensible à l’autre quand le sentiment de responsabilité et de respect envers la Création et les créatures ne signifie plus rien pour lui.
L’indifférence blesse ceux qui souffrent déjà, c’est une absence de reconnaissance pour leur humanité, pour leur dignité.
La personne est réduite au rang d’objet, car le sujet, maître de la relation, décide délibérément de ne point la considérer. Des conséquences alarmantes sont à prévoir tant sur le plan sociétal qu’humain, l’événement est exponentiel, visible et ressenti par tous sans exception.
La sollicitude implique un vouloir, un regain d’intérêt ou une curiosité quant à ce qui se passe autour de nous. La bienveillance pour autrui est beaucoup plus complexe que cela. Parfois, je suis ému, car séduit par une personne ou une chose, à d’autres moments, je choisis la déférence et favorise ainsi l’harmonie.
Sommes-nous indifférents, car surchargés de taches, préoccupés par la famille, agressés par l’environnement ?
Sommes-nous tout simplement abusés, puérils et malséants, pour ne point nous intéresser au prochain, à cet autre ?
Eloigné de mon périmètre visuel, celui-ci se périme instantanément auprès de mon cœur. Au temps présent, apostrophe de l’existence, mes semblables se mettent souvent à l’écart et jamais ne décèlent ce ‘présent’. Le visible s’estompe, le sensible se tarit, l’indifférent récurrent s’installe et le cocon devient source d’inertie.

Le commentateur français du XIe siècle, Rachi, suggère: « l’indifférence signifie l’acte physique de cacher à nos yeux, ne pas vouloir voir la souffrance présente dans le monde. »
Il est difficile de faire face aux innombrables luttes sévissant autour de nous, d’intervenir sur l’ensemble des terrains où l’injustice frappe, surtout quand nous ne savons comment réagir. Toutefois, même si nous ne pouvons pas agir à ce moment-là, Rashi nous rappelle à l’ordre: ne jamais fermer les yeux sur l’humanité des personnes qui sûrement nous observent, certainement nous attendent.
Comme tout homme, un Juif peut ne pas regarder un être humain dans le besoin, ne pas entendre l’appel Divin et devenir un « Pharaon ». Il n’est pas nécessaire d’être méchant pour être du côté du mal, il suffit d’être indifférent. Tout ce qu’il faut pour vaincre notre humanité, c’est négliger le malheur et le désespoir de nos semblables. Ne rien faire entraine une autre forme de faire: ce qu’il faut pour concevoir une société d’iniquité et d’apathie.
En refusant de prêter main forte, nous devenons les tyrans de notre époque. Souvenons-nous, l’indifférence est un choix.
Allons-nous choisir l’amour du prochain, la dignité foncière de toute vie, ou préférerons-nous ignorer la peine, la douleur, l’amertume, si criarde face à nous?
Agir sans discernement vis-à-vis de toutes les créatures, leur accorder un même rang de dignité, quel que soit le genre, la sexualité, la race et la religion, qu’ils soient riches ou pauvres.
C’est une exigence vitale: reconnaitre la valeur et la vertu de l’existence, de l’impératif moral, de l’éthique juive et humaine, de surmonter l’indifférence qui subsiste dans le monde. Il est temps de nous lever collectivement pour la dénoncer et nous engager face à l’adversité. Car c’est seulement en débarrassant la terre de ce désintérêt que nous pourrons féconder et mettre au monde un univers dont Dieu et l’homme seront fiers.
J’aime ces mots d’Elie Wiesel prononcés devant la présidence américaine:

« Qu’est-ce que l’indifférence? Etymologiquement, le mot signifie «aucune différence». Un état étrange et contre nature dans lequel les lignes se brouillent entre la lumière et l’obscurité, le crépuscule et l’aube, le crime et la punition, la cruauté et la compassion, le bien et le mal……Bien sûr, l’indifférence peut être tentante – plus que cela, séduisante. Il est tellement plus facile de détourner le regard des victimes. Il est tellement plus facile d’éviter de telles interruptions brutales de notre travail, de nos rêves, de nos espoirs. C’est, après tout, maladroit, gênant, d’être impliqué dans la douleur et le désespoir d’une autre personne. Pourtant, pour la personne indifférente, son voisin est sans conséquence. Et, par conséquent, leur vie n’a pas de sens. Leur angoisse cachée ou même visible est sans intérêt. L’indifférence réduit l’autre à une abstraction…D’une certaine manière, être indifférent à cette souffrance est ce qui rend l’être humain inhumain. L’indifférence, après tout, est plus dangereuse que la colère et la haine. La colère peut parfois être créative. On écrit un grand poème, une grande symphonie, on fait quelque chose de spécial pour l’Humanité parce qu’on est en colère contre l’injustice dont on est témoin. Mais l’indifférence n’est jamais créative. Même la haine peut parfois susciter une réponse. Vous le combattez. Vous le dénoncez. Vous le désarmez. L’indifférence ne suscite aucune réponse. L’indifférence n’est pas une réponse. L’indifférence n’est pas un début, c’est une fin. Et, par conséquent, l’indifférence est toujours l’amie de l’ennemi, car elle profite à l’agresseur – jamais à sa victime, dont la douleur est amplifiée lorsqu’il se sent oublié. Le prisonnier politique dans sa cellule, les enfants affamés, les réfugiés sans abri – ne pas répondre à leur sort, ne pas soulager leur solitude en leur offrant une étincelle d’espoir, c’est les exiler de la mémoire humaine. Et en niant leur humanité, nous trahissons la nôtre.»

Essayons de construire une société de personnes capables de vivre dans le respect de la dignité humaine et, ainsi, faire preuve de solidarité les uns envers les autres. Nous devons guérir cette maladie de l’indifférence et commencer à donner l’oreille, ajuster le regard et considérer l’autre comme ‘le reflet de moi-même’. Ne sommes-nous pas tous, nés, égaux malgré nos différences, porteurs de valeurs universelles multicolores, rêveurs d’amours incommensurables, de justices justes ! Enfin, nous devons remercier la vie. L’indifférence n’est donc pas seulement une faute, c’est un crime et un châtiment.

Rony Akrich pour ashdodcafe.com