Partons d’un constat aisément observable. Dans nos conversations de tous les jours, et plus volontiers encore dans les médias ou sur les réseaux sociaux, quand un avis est donné, quand une prise de position est exprimée, de manière déconcertante il ou elle s’avèrent extrêmement tranchés. On se montre sûr de ce que l’on avance, on critique ou l’on dénonce sans la moindre nuance, et sans non plus fournir une sorte de contre-discours, de ces discours que l’on se tient par exemple à soi-même quand on s’efforce de juger l’autre favorablement[1].
Le simple coup d’œil à une image, à un gros titre, la seule évocation d’un mot connoté suffit à clore le débat avant même qu’il n’ait pu commencer. Le phénomène en deviendrait presque comique quand il s’applique à un fait nouveau, que l’on découvre donc à peine, et au sujet duquel on semble pourtant déjà être à même de comprendre, de jauger puis enfin de juger.
C’est cela, le constat dont nous parlons. Face à une idée, à une expérience ou pire, à un individu dont on ne sait au fond rien de la dimension objective, on réagit cependant, très vite, trop vite, et parfois on ira jusqu’à éprouver des émotions puissantes, jusqu’à clamer des principes rigoureux… en vain.
Entre parenthèses, bien des personnes intelligentes[2] savent comment exploiter cette tendance à « l’automatisation des sentiments », pour ainsi la nommer. Par instinct ou par analyse, elles déduisent sur quelles cordes tirer pour provoquer les réactions qu’ils escomptent afin de récolter un profit personnel, quel qu’il soit. Refermons la parenthèse.
À bien y réfléchir, de manière assez générale nous sommes devenus tellement prévisibles dans nos réactions[3] qu’une question se pose. Où est donc passé notre recul ? Car enfin, nous ne sommes tout de même pas des animaux ! Un animal est une créature qui, soumise à un stimulus, réagit invariablement de la même manière. On n’a jamais vu un chat s’abîmer dans des réflexions philosophiques quand un enfant un peu trop hardi vient lui tirer la queue. On lui tire la queue, il griffe. Comme tous les chats l’ont fait avant lui, comme tous le feront après lui. De même, on n’a jamais vu une vache se demander si le fourrage devant elle constituerait vraiment la nourriture dont elle a envie. Quand on lui apporte du fourrage, elle mange tout naturellement.
Quant à l’homme, il n’est pas cantonné à ce modèle de pulsion-réaction qui, s’il sied au règne animal puisqu’après tout D.ieu l’a voulu ainsi, s’apparenterait pour lui à une régression pure et simple. L’homme subit certainement quantité de stimulus et génère lui aussi des pulsions de toutes sortes, mais, au contraire de l’animal, sa réaction n’est ni prévisible, ni même obligée. Il existe entre la pulsion et la réaction une phase supérieure où se rencontrent la projection, le sens moral, l’intérêt personnel, la réflexion, la conscience, toutes sortes de calculs savants et de sensations subtiles qui finissent par aboutir à une réaction unique, appropriée ou non telle n’est pas la question ici, mais quoi qu’il en soit décidée, pensée, élaborée.
Somme toute, chez l’homme la réaction n’est pas guidée par la seule pulsion.
Mais quand l’homme réagit face à une photo, à un discours, à un simple mot nous l’avons dit, dans l’immédiateté, avec ardeur, il y a de quoi être déconcerté. Quelque part, sa posture se rapproche alors de l’animal. La question se répète : où est donc passé son recul ?
Par essence, l’homme s’élève au-dessus de l’animal. L’animal est inférieur, indéniablement, mais pas au sens où il serait méprisable, où il devrait être privé de tout égard[4]. Il accomplit juste une fonction moins importante dans le monde[5], tout en lui étant strictement indispensable. Imaginez une armée partant guerroyer. Avant une bataille décisive, qui songerait à dire que le responsable des cuisines est supérieur au responsable de la logistique ? Les soldats compteraient évidemment plus sur la logistique, escomptant que leur matériel ait été vérifié, que des véhicules de transport aient été prévus, des munitions stockées en quantité, des pièces de rechange prêtes à dépanner. D’un autre côté, qui songerait à affirmer que le cuisinier est secondaire ? La force et le moral des troupes dépendent aussi d’un bon repas. Et même si l’on ne fait pas la guerre avec des fourchettes, on ne saurait la gagner sans elles…
C’est en ce sens que l’homme se distingue de l’animal tout en lui étant supérieur. Ce qu’énonce d’ailleurs le célèbre verset : « Fructifiez et multipliez. Remplissez la terre et conquerrez-la. Commandez aux poissons de la mer, à l’oiseau du ciel et à tout animal qui se meut sur la terre »[6]. L’homme et l’animal sont importants, car D.ieu ne peut créer du futile, puisqu’Il est l’Essentiel à l’état pur. Pour l’anecdote, même les insectes sont essentiels à la vie. Beaucoup d’observateurs ne l’ont découvert que récemment considérant dès lors avec inquiétude le fait que la proportion d’insectes a baissé drastiquement ces dernières années et continuera à baisser. Sans insectes, pas de pollinisation et donc pas de reproduction des plantes ; pas d’assainissement non plus et donc des sols pollués.
Un tel discours en rappellera éventuellement d’autres. Ces discours écologiques à la mode, violemment catalysés par deux visions antagonistes, celle liée à l’urgence d’agir au plus vite et celle liée au désespoir de ne pas avoir agi assez vite pour le bien de notre humanité. Notre propos va tellement au-delà ! Il s’inscrit dans la nécessaire grandeur de l’homme, en ce monde et dans l’autre. L’homme n’a d’autre choix, pour vivre à son image, l’image de D.ieu[7], pour incarner sa vocation de garant de toute l’humanité créée, que de répondre à cette question si elle devait se poser à lui : où est donc passé mon recul ?
C’est au prix de son recul retrouvé, de sa conscience rédimée, que l’homme reviendra à sa grandeur et pourra alors faire le plus grand bien au monde, à lui comme à l’autre, au proche comme à l’anonyme, pour le bonheur de tous.
[2] Même si cette faculté appréciable ne sert pas toujours les plus nobles intentions.
[3] Tant sur le fond, de par le message stéréotypé qu’elles traduisent, que sur la forme, de par leur caractère immédiat, presque impulsif.
[4] Rappelons, entre autres considérations, l’interdit de faire souffrir un animal ainsi que l’obligation de nourrir un animal domestique avant de se nourrir soi-même.
[5] L’adjectif exact serait « sainte ». Il peut surprendre de prime abord. Il est pourtant de mise, car avoir une fonction en ce monde, y évoluer, s’en occuper pour tout dire, est une tâche dont la réalisation est optimale à mesure qu’elle se rapproche de la volonté de Celui Qui créa et le monde, et l’homme, et l’animal. Or cette adéquation entre la volonté de la créature et la volonté du Créateur fait directement référence à la sainteté.
David Benkoël
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.
david@torahcoach.fr
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