La technologie s’immisçait toujours plus dans la société, terminions-nous à la fin de la première partie. Et à mesure qu’elle s’immisçait, elle en bouleversait les fondements et en renouvelait les codes avec une rapidité déconcertante. Ne nous leurrons pas : beaucoup s’en rendirent compte. Mais si peu eurent la force de résister à la déferlante. Alors, dans son écrasante majorité, la société adopta des habitudes à un rythme effréné, et cessa de se demander si la voie qui leur était proposée, presque imposée, était digne d’être suivie. Oui, la société cessa de réfléchir, aussi étrange que cela paraisse. Pour apaiser les consciences, il fallait se raccrocher au fait que « l’on » nous disait que c’était pour notre bien, et puis tout le monde suivait la tendance, alors pourquoi pas nous ?
Dire que la société changea relève décidément de l’euphémisme. On commençait à ne plus se parler en face à face, mais par l’intermédiaire d’un ordinateur. Ce dernier prit plusieurs formes. D’abord encombrant, il pouvait trôner dans un salon, devenant ainsi au moins un lieu de rencontre pour toute la famille, si du moins rencontre ou famille il y avait encore… Puis l’ordinateur devint portable, littéralement. On put l’emporter partout avec soi, d’abord dans son sac à dos, ensuite dans son sac à main, puis dans sa poche, dans sa montre, demain dans son propre corps allez savoir ?
Or, cet intermédiaire électronique devint le passage obligé de la communication dans son ensemble. Le courrier électronique, le texto, la messagerie instantanée, la vidéo instantanée rendaient caduque, pour ne pas dire pesante voire inutile, l’ancestrale confrontation à l’être, au vivant. Deux présences qui s’abordent, s’appréhendent, communiquent, communient, tout cela devenait comme obsolète et disparaissait, remplacé par la facilité d’une communication autrement moins investie et exigeante. Mais ce faisant, on rabaissait la grandeur de l’humain en lui imposant de transiter par une machine inerte. Qu’importe ! Cette perte profonde était compensée par la possibilité de fuir, de se cacher, ou encore de paraître celui ou celle que l’on rêvait d’être, avec dans tous les cas la possibilité de disposer de « l’autre numérique » d’un clic de souris ou d’un simple balayage sur un écran tactile.
Ajouté à cette évolution de société majeure, qui la transforma radicalement au point d’autoriser à tomber amoureux, à s’aimer, à se quitter par réseau informatique interposé[1], l’information connut aussi sa part de changements radicaux. Sa diffusion et son accès devinrent extrêmement faciles, de même que sa prolifération. Et tout ceci, oui, tout ce que nous évoquons depuis le début de la première partie de cet article et bien plus encore, reçut une dénomination élogieuse. Tout ceci fut appelé un progrès. Une avancée décisive. Allez, disons-le : une fierté. Une chance dont les générations passées ne bénéficièrent pas, quant à elles, au point que si elles pouvaient se relever aujourd’hui pour le voir, elles nous l’envieraient sans aucun doute.
Mais au fond, que sommes-nous devenus ?
Là réside la vraie question. Posons nos téléphones intelligents, lâchons nos écrans tactiles et osons porter un regard critique sur nous-mêmes[2]. Osons nous demander comment notre propre intelligence, notre propre sensibilité ont évolué. Eh bien, sans doute cette question existentielle demanderait de longs développements. Contentons-nous de dire en une seule phrase ce que nous gagnerions à étayer de nombreuses autres.
Nous avons perdu l’intérêt pour les choses car nous avons perdu la faculté de nous y « connecter ».
La technologie nous a conditionnés à passer d’un sujet à l’autre rapidement, elle nous a fait perdre l’habitude de rester connecté avec les choses, avec les personnes, avec les idées, justement parce qu’il est si simple de se déconnecter via ces technologies qui guident nos existences. Rester en lien avec un sujet, le considérer, l’approfondir, le temps qu’il faut pour s’y intéresser vraiment afin qu’en le laissant on en reparte enrichi : dans notre génération, ce procédé si naturel ne va pourtant plus de soi.
Tout tend hélas à devenir semblable, uniforme, plat et, par voie de conséquence, sans intérêt propre. Et dans cette masse d’informations, dans cette frénésie numérique qui nous emporte, nous sommes peut-être devenus de vulgaires relais. Les relais de messages souvent sans substance ni fondement, les relais de modes et de codes sans lendemains car ils passeront sitôt leur vanité dévoilée. Et si l’être n’est plus bon qu’à émettre ou qu’à transmettre de l’information, si l’échange humain a été rabaissé à une simple fonction tout juste digne d’un appareil inerte, si on est d’accord pour nommer « communication » la diffusion d’un message qui n’occasionnera aucune réflexion sérieuse, aucune réaction durable et ne sera finalement que pâture de vent (Koheleth 1,14), à quoi bon cultiver sa propre profondeur, à quoi bon forger sa propre identité, à quoi bon se construire et s’élever puisqu’il n’y a personne pour s’y intéresser ?[3] Puisqu’il n’y a plus d’intérêt dans rien, puisque l’on ne recherche plus ni le sens, ni le vrai, puisque l’intérêt pour les sujets de ce monde s’érode, pourquoi devrais-je acquérir dignité et profondeur ? Il y a sans doute dans cette pseudo-logique, une quasi justification à la médiocrité.
Alors, aurions-nous chuté plus bas que nos ancêtres ? Serait-ce plutôt à nous de les envier, de les imiter, de retrouver ce goût pour le contact, de redevenir plus humains, des humains qui nécessairement trouveraient intéressant de s’intéresser ? Si eux étaient des hommes, que sommes-nous donc ? Des hommes, de toute façon. Mais des hommes qui semblent avoir été dépassés par la technologie qui aurait dû les élever, non pas les limiter. Des hommes qui disent ne plus avoir de temps à consacrer à ce qui prend du temps, alors qu’ils n’ont ont en fait tout simplement pas l’envie. Des hommes qui tendent uniquement à accepter et à comprendre ce qui s’inscrit dans l’instantanéité. Cette instantanéité propre aux impulsions électriques parcourant des machines sans vie via lesquelles, parfois dans lesquelles ils cherchent une humanité perdue qu’ils voudraient inconsciemment retrouver.
La technologie nous a déshumanisés.
[1] Parfois sans avoir à se rencontrer ! Pourquoi s’encombrer du réel quand le fantasme seul suffit à se sentir vivant…
[2] Puisque après tout l’homme est capable de cette prouesse !
[3] La question est rhétorique. La volonté de se construire ne dépend que d’un choix personnel, jamais de l’autre. Comme nos Sages l’enseignent, dans un endroit où il n’y pas d’homme, efforce-toi d’être un homme (Pirqei Avoth 2,5).
David Benkoël
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.
david@torahcoach.fr
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