On a l’habitude de penser que témoigner de l’indifférence est un processus purement passif. Après tout, en pareil cas on ne fait rien, on ne montre aucune agressivité. On se contente « simplement » d’ignorer l’autre, rien de plus. Nous aimerions montrer, au moins le temps d’un article, qu’une telle pensée est fausse et même dangereuse.
Commençons par les définitions. D.ieu créa l’homme à Son image[1] et, entre autres attributs divins, Il lui conféra la gloire. Ce que l’on nomme « kavod » en hébreu, D.ieu en est littéralement le roi, étant appelé le Roi de Gloire[2]. Le terme « kavod » est à rapprocher du terme « kaved », lourd. Or nous savons que dans la langue sainte, les ressemblances lexicales sont aussi des ressemblances sémantiques ; deux mots ont des formes similaires parce qu’ils ont des significations similaires. Ainsi le kavod, c’est-à-dire tout à la fois l’honneur, l’amour-propre, le sentiment d’avoir une place ou encore d’être considéré, donnent à l’homme sa contenance. Sans kavod, l’homme a toutes les peines à se maintenir[3].
D.ieu, par ailleurs appelé « Maqom » (la place, l’endroit), a justement donné une place à tout être et à toute chose[4]. Ainsi, dans la réalité absolue, celle qui s’affranchit de la mesquinerie ou du complexe, tout homme a une place. À ce titre, qu’est-ce que l’indifférence ? La réponse pourra sembler dure : une négation manifeste de la Volonté divine.
Notons bien qu’en écrivant cela, nous n’adoptons nullement une approche rigoriste ou réprobatrice. Plutôt une approche positive qui doit mener à réaliser, avec une certaine gravité mais sans angoisse excessive, que vivre en-dehors de la Volonté de son Créateur c’est au fond vivre bien peu.
Allons plus loin. Se montrer indifférent revient donc à soutenir l’impossible, à se convaincre de ce qui ne peut pas être, puisque ceci échappe à la ce que D.ieu sait bon pour le monde. Combien d’efforts faut-il déployer pour ignorer l’évidence et ainsi dénier à autrui une place qu’il a de toute façon ? Le mot est lâché : « efforts ». Car il en faut, de la résistance, pour s’empêcher de voir l’autre alors même qu’il est là, pour s’empêcher de lui tendre une main secourable quand il en a pourtant manifestement besoin, pour se boucher les yeux, les oreilles, tous les sens, pour paralyser sa conscience et rester étranger à l’appel au secours, exprimé ou retenu ! Ou tout simplement pour rester étranger à l’élan intime et naturel qui porte vers son prochain…
En cela, l’indifférence est un procédé d’une violence inouïe. Quand on réalise la quantité d’artifices nécessaires pour pousser l’autre hors du monde par la seule force de l’imaginaire, on comprend que l’indifférence n’ait rien d’un processus passif. L’individu qui fait preuve d’indifférence adopte délibérément une posture assez peu élogieuse il faut bien le dire, puisqu’elle l’apparente à ces idoles qui ont une bouche mais ne parlent pas, des yeux mais ne voient pas, des oreilles mais n’entendent pas, des narines mais ne sentent pas, des mains mais ne touchent pas, des pieds mais n’avancent pas[5].
Ces considérations permettent de jeter un regard nouveau sur les actes de bonté[6], dont nos Sages enseignent qu’ils soutiennent le monde. Aussi, quelle est la base même de la bonté ? La réponse est immédiate. Etant donné que sans sa place une personne n’existe pas, donner à son prochain demande en premier lieu de le reconnaître en tant qu’être, c’est-à-dire de reconnaître son droit à exister, c’est-à-dire de reconnaître sa place, puisque c’est la place, l’endroit qui permet à ce qui s’y trouve d’exister.
C’est là que commencent les actes de bonté. Car il est des places[7] qui dérangent. Ces places qu’occupent les personnes en manque d’attention, de conseils, de compagnie, de compréhension, de temps, de compassion, sont des « places » imprégnées de leur mal-être. Tout acte de bonté demande alors de rejoindre ces mêmes places, de s’y asseoir inévitablement, afin d’y côtoyer la personne qui s’y trouve déjà et y attend une certaine aide extérieure. On subira alors une ambiance dérangeante, possiblement affligeante. Ce sera un bon signe : celui que l’on ne s’est pas trompé d’endroit ! On se trouve bien à la place de celui qui appelle à l’aide.
Est-on prêt à cela ? Plus haut, nous parlions des sens. Eh bien, est-on prêt à se laisser « salir » avec la « boue » charriée par l’attente de son prochain, est-on prêt à respirer une « odeur » pas forcément agréable ? En fait, est-on prêt à supporter la souffrance de l’autre ?
La question est purement rhétorique. En général, il faut reconnaître que l’on n’est pas prêt à cela. C’est peut-être la raison inconscience qui justifiera la tendance à l’indifférence. Si je suis indifférent, je mets de la distance et si je mets de la distance, j’évite de m’associer à la souffrance qui attend là-bas, au loin, si loin de moi maintenant.
Mais la base même de ce que la Torah appelle ‘hessed, la bonté, c’est pourtant de supporter autrui, et bien sûr notamment ce qui est le moins volontiers supportable. Son infortune, par exemple. L’exemple en est donné par Moché, élevé dans le confort du palais de Phar’o. Quand son peuple cria sa peine car l’esclavage était devenu insupportable, il aurait pu laisser ses cris s’écraser contre les murailles du palais et rester à l’intérieur. Mais au lieu de cela il sortit vers ses frères[8]. Il sortit d’un lieu commode, qui représente symboliquement ce « lieu psychique », paisible mais honteux, que celui qui s’emmure dans l’indifférence occupe.
Avant de penser libérer les siens, Moché dut s’affranchir de sa propre prison, si l’on peut dire : la prison de l’égoïsme. Alors seulement, la Torah témoigne du fait qu’il vit leurs charges. C’est-à-dire qu’en acceptant de s’intéresser aux fardeaux que ses frères supportaient en souffrant, il se mettait à les comprendre, il devenait l’un d’eux. Nous savons ce qui découla de ce mouvement courageux : la fin de l’esclavage égyptien. Le ‘hessed d’un homme pour ses semblables avait préfiguré le ‘hessed de D.ieu pour Son peuple.
Il est difficile de partager les malheurs d’autrui, même mentalement. Être juif, c’est pourtant aussi cela. C’est être prêt à se salir un peu pour aider, à refuser l’immobilisme quand il faudrait agir, à briser l’indifférence qui étouffe la sensibilité au sort de son prochain. Car l’indifférence est l’ennemie de la bonté, et sans la bonté le monde aurait-il encore un sens ?
[3] On comprend mieux pourquoi le mot « kavod » désigne aussi la nechama (l’âme), comme on le lit par exemple dans le dernier verset du Tehilim 30.
[7] Comprendre des contextes, des situations.
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.
david@torahcoach.fr