Il y a un an, je lisais une publication sur Facebook qui avançait l’idée suivante : l’amour « doit être difficile ». En plus de m’étonner, ces mots m’ont mis mal à l’aise. Un détail supplémentaire n’a fait que renforcer mon sentiment : les mots étaient écrits en majuscules.
Sans vouloir être exhaustif, j’aimerais proposer des pistes de réflexion permettant de nuancer une idée qui, exprimée si brièvement, en devient fausse et certainement dangereuse.
Quand l’amour paraît insolemment simple
Pour commencer, l’amour peut très bien être facile, étonnamment facile, insolemment facile ! Il paraît alors d’une évidence si déconcertante, que le seul effort demandé c’est d’aimer.
Ce sentiment rare, délicieux, on le nomme le coup de foudre. Une expression qui pourrait être traduite en hébreu par le mot ‘hen (la grâce). Le ‘hen, c’est par exemple l’attrait puissant qui pousse les fiancés à vouloir se marier. Il se prolonge encore plusieurs semaines après la ‘houpa (dais nuptial), parfois même quelques mois, rarement davantage.
Or ce ‘hen provient directement de D.ieu, Qui le donne gracieusement à l’homme. Le ‘hen ne s’explique pas, et n’en a d’ailleurs pas besoin. C’est un cadeau gratuit dont l’homme n’a qu’à profiter. Existe-t-il chose plus facile ?
Mais le roi Salomon enseigne : « Mensonge que la grâce ! » (Michlei 31,30). Le mensonge ne peut pas durer éternellement, seule la vérité a cette vertu. Un beau jour, le ‘hen disparaît. Tel un nuage éphémère, le « mensonge » s’est évanoui aussi subitement qu’il était apparu. On se rend bien compte que le charme n’opère plus. Quand ce « beau jour » arrive, on réalise que pour s’inscrire dans la durée, le couple a besoin d’autre chose que de ‘hen. L’amour d’hier, fulgurant, venait de D.ieu ; l’amour éternel doit venir de l’homme.
Évidemment, mieux vaut savoir ceci avant le mariage plutôt qu’après, et être alors tenté d’assimiler la fin de cet état de grâce à la fin du couple. La chose n’est pas rare.
La source historique de l’amour
Adam et ‘Hava furent le premier couple de l’humanité. La Torah témoigne du fait qu’Adam et ‘Hava s’aimaient profondément, et l’intensité de leur lien est condensée en un mot qui, apparemment, sort du registre affectif : Et l’homme connut ‘Hava, sa femme (Berechith 4,1). Il la « connut », se contente de préciser la Torah.
Eh bien ! C’est justement cela, l’amour. La connaissance, cette connaissance qui engendre l’intérêt puis l’union. Prétendre que l’amour doit être difficile est donc inexact. Ce qui par contre pourrait s’avérer difficile, ce serait de s’attendre l’amour sans avoir misé sur la connaissance mutuelle.
Quand un homme et une femme se rencontrent, un pari implicite leur est donc proposé : apprendre à se connaître l’un l’autre. Se laisser porter par le coup de foudre en pensant que celui-ci ne disparaîtra jamais n’est pas raisonnable. Il disparaîtra, telle est son essence, telle est même sa fonction.
Si l’outil disparaît, le projet demeure. Mieux encore : si l’outil est utilisé au service du projet, il s’y confond et perdure. Quand le ‘hen est utilisé comme un tremplin pour atteindre le but du couple, se connaître, il devient plus qu’une émotion forte inexorablement emportée par le temps…
Pourquoi préfère-t-on un amour plus superficiel mais aussi plus intense, sans trop se poser de questions ? D’abord parce qu’une telle relation est source d’un plaisir immédiat. L’homme est avide de plaisir, il en a besoin. En descendant en ce monde imparfait, brut, saturé de mensonge donc de souffrance, l’âme déchante. Elle provient en effet d’un monde où la Vérité divine est pleinement perceptible, où la sérénité est portée à son paroxysme. Quoi d’étonnant à ce qu’elle cherche à retrouver ici-bas le plaisir auquel elle était habituée ?
L’homme est notamment habité par deux forces puissantes : le cœur (c’est-à-dire le siège des émotions) et la raison. Ces forces lui sont indispensables. Pour lui être profitable, l’une doit cependant être soumise à l’autre : le cœur doit être soumis à la raison. Et si le cœur ne parle que de «grand amour», la raison penche davantage pour « l’amour en grand ».
Le Talmud compare l’être humain à un monde. La rencontre entre un homme et une femme, c’est la rencontre entre deux univers. Parfois, on craint que le temps passé à chercher les trésors enfouis chez l’autre finisse par chasser l’amour. On craint un processus qui finira par s’essouffler, à l’image d’un corps fatigué au bout d’un effort prolongé. Alors on préfère s’aimer de manière superficielle, en misant surtout sur la charge émotionnelle, et profiter de l’instant présent sans se soucier du lendemain.
Toutefois, cette crainte est infondée et j’aimerais l’expliquer à l’aide d’une anecdote personnelle.
La première fois que je suis entré dans une Yechiva, une personne m’accompagnait. En m’introduisant dans la salle d’étude, elle m’annonça avec humour, en me montrant d’imposants rayonnages de livres : « Voilà le programme ! ». Les yeux rivés à ces livres, je ressentis de la crainte, justement. Je me disais que jamais je n’en viendrais à bout. Mon compagnon s’en amusa et ajouta : « La première année, c’est un peu dur; la deuxième année, tu vas deux fois plus vite ».
Apprendre à connaître son conjoint peut rebuter, surtout les premiers temps. On découvre l’étendue de sa richesse, de sa complexité, de ses contradictions ; et puis, n’ayons pas peur de le dire, on découvre aussi ses côtés désagréables cachés derrière la première impression, sorte d’image idéale nourrie pas nos propres fantasmes. Tout ceci est nouveau, or la nouveauté déstabilise. Apprendre à connaître son conjoint peut également sembler difficile parce que l’on est obligé de se livrer, de se dévoiler, de « se mettre en danger ».
Et puis, au bout d’un temps relativement court, le choc de la nouveauté s’estompe. Les différences cessent de repousser ou d’effrayer. Elles nourrissent l’autre, elles l’enrichissent. À l’image d’un étudiant de Yechiva qui, après s’être investi quelques mois, aurais acquis un savoir-faire qui rendrait son étude plus agréable, les conjoints changent en apprenant à se connaître. En un mot, ils grandissent.
La connaissance mutuelle que propose le mariage est une aventure unique en son genre. C’est un de ces voyages dont on ne peut prévoir le terme, pour la simple raison qu’il transforme le voyageur. Au gré des étapes, de nouveaux horizons apparaissent. Plus on connaît l’autre, moins on a le sentiment de pouvoir le connaître entièrement. L’être humain est comparé à un monde, ne l’oublions pas. Et qu’il est grisant d’explorer la diversité qu’un monde peut offrir ! On s’y déplace sans jamais redouter le sentiment de déjà-vu.
Connaître l’autre permet un amour durable, le seul à pouvoir survivre à la grâce du début. L’amour devient irrésistible car il va se renforçant. Ainsi, après avoir précisé : Et l’homme connut ‘Hava, sa femme (Berechith 4,1), la Torah ajoute : Et l’homme connut encore sa femme (ibid. 4,25). La Tradition orale commente : Que signifie (le mot) « encore » ? C’est pour nous enseigner qu’il l’a désirée plus que par le passé (Berechith Rabba 23,5). Du temps s’était écoulé depuis que l’homme « connut » sa femme, pourtant il l’aimait encore plus. La connaissance avait fait son œuvre.
La base de l’amour : donner du temps
Pour se connaître, un ingrédient en particulier est nécessaire.
Chacun conçoit aisément que connaître autrui demande du temps. Mais le temps ne suffit pas : sans implication, le temps ne transforme pas deux conjoints en un couple ! Au passage, cette remarque concerne directement les conjoints ayant le sentiment que leur « couple » s’essouffle. Ressentir la monotonie avec son conjoint ne signifie pas la fin du couple. Cette sonnette d’alarme, car c’en est une, doit pousser à renouveler le regard porté à l’autre. Plutôt que de continuer à regarder la même facette superficielle, peut-être est-il temps de redécouvrir celui ou celle que l’on a épousé.
Aimer ne peut donc avoir de sens si on refuse à l’autre son bien le plus précieux. Certains maris offrent des bijoux de prix à leurs épouses, certaines femmes se parent de tenues raffinées pour flatter l’œil de leurs époux. À quoi bon tout cela si aucun ne donne à celui qu’il jure aimer, ce qui est réellement digne d’être appelé un cadeau ? Son temps, c’est-à-dire sa vie.
Beaucoup de cours traitant de chal.om baït (paix du ménage) martèlent ce conseil. C’est peut-être le seul que l’on puisse donner en la matière, et peut-être la seule difficulté dans un ménage. Pour former un couple amoureux, et même longtemps amoureux, il importe de renoncer à ses tendances narcissiques et d’accepter sincèrement d’aller à la rencontre d’un autre que soi. Si chaque conjoint renonce au « un » (c’est-à-dire à l’ego) qui est en lui, le couple cesse d’être « deux » (c’est-à-dire deux individus) et devient « un ».
L’union au-delà du ‘hen gratuit des débuts exige ce sacrifice. L’amour doit-il être difficile ? Si oui, ce ne peut être que dans une perspective de construction, non de souffrance.
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.
david@torahcoach.fr