Le « parler psy » est à la mode. De partout, des slogans nous arrivent et qui voudraient, à peu de frais au passage, donner à l’individu l’impression d’être maître de sa vie.
Prenons un exemple : « Retrouvez l’enfant qui est en vous ! ». La formule n’est-elle pas percutante, n’est-elle pas accrocheuse ? On aurait presque envie de l’ériger en idéal, de confiance, tant ses mots nous transportent plus loin, plus haut, plus… mais vers où, au fait ? Une fois l’enthousiasme retombé, on se demande quand même pourquoi il faudrait absolument retrouver cet enfant perdu en soi, ce qu’il faudrait faire de lui, et surtout comment il cohabiterait avec « l’adulte qui est en vous », lequel, contrairement à ce mystérieux enfant, est supposé être mature.
Mais ces questions que nous posons ne reflètent pas la réalité. Peu de gens s’en posent et avalent les idées qui leur arrivent sans trop chercher à en chercher la quintessence. Quand l’enthousiasme retombe, que l’on a épuisé un certain slogan[1], on s’en accroche à un autre, tout aussi vide de sens, qui pousse l’imagination à faire des bonds de géants, et laisse la personnalité lamentablement statique.
Par-dessus tout et pour revenir à cet enfant qu’il faudrait absolument retrouver en soi, s’interroge-t-on sur le processus qui a amené ce dernier à disparaître au fond de soi ? Car si le processus à l’origine est encore agissant, l’enfant fraîchement retrouvé risquerait de disparaître bien vite…
En fait, le « parler psy » est accrocheur et rien de plus. Il ne s’embarrasse pas de détails, reste flou sur les concepts dont il se prévaut. Il n’exprime pas ce qu’il entend exprimer. Autrement dit, il fait l’impasse sur les définitions, car pour lui tout doit rester simple, accessible, facile, comme s’il avait décidé que la compréhension ou la raison étaient les ennemies du bonheur !
Nous sommes tous les victimes de ces slogans sans profondeur. Nous entendons ainsi parler d’amour, d’intelligence, de joie, des thèmes tellement fondamentaux, mais sans vraiment savoir ce que ces mots pourtant ordinaires traduisent. C’est pourquoi il nous a semblé opportun de rabrouer la facilité séduisante du « parler psy », au moins le temps d’un article, pour réfléchir à une notion qu’il a largement galvaudée : la dépression.
Ainsi donc, qu’est-ce que la dépression ?
La réponse peut être trouvée dans une Michna apparemment sans lien direct :
Cette Michna se rapporte à la vie elle-même[2]. Si on devait résumer la vie en un seul mot, on pourrait parler de densité. Oui, la vie est dense, et son intensité provient d’un concours de circonstances. En un laps de temps nécessairement limité, l’homme doit réaliser un travail fabuleux malgré une motivation très aléatoire, tout en étant contraint par un Maître de maison attentif et exigeant Qui n’est autre que D.ieu.
Ainsi, la vie, ce voile naturel derrière lequel D.ieu Se cache[3], exerce sur l’homme une sorte de pression permanente. Ces conditions laissent entrevoir deux issues possibles, paradoxales : ou la réalisation de soi, ou la non réalisation de soi.
Expliquons-nous. Se réaliser revient au fond à accepter la pression de la vie[4] et y opposer aussitôt une autre pression qui provient de la volonté personnelle. La pression du monde, de la vie, des autres, qui va de l’extérieur de l’être vers l’intérieur, se trouve ainsi compensée par une pression de l’intérieur vers l’extérieur. Quand l’être prend son existence à bras le corps, il produit un effort qui du reste ne le fatigue pas. C’est cet effort qui lui donne le sentiment d’avoir lutté pour se réaliser et lui procure une agréable sensation de plénitude. Il s’agit de la joie de vivre, très littéralement.
Seulement qu’advient-il si l’être refuse de se battre ou n’en a plus la force ? Incapable d’opposer une contre-pression à la constante pression de la vie, il se retrouve écrasé par elle. Impuissant, il souffre, désespère et se replie sur lui-même. La dépression, c’est cela même.
Ainsi, la vie demande d’assumer l’opposition constante entre l’être et le monde, entre la réalité objective et la réalité subjective. La dépression devient le corollaire du refus de la vie et finalement du refus de la nature humaine, puisque l’homme est né pour peiner (Iyov 5,7). Quand l’homme cesse de peiner, comprenons quand il cesse de lutter et ne parvient plus à imposer sa volonté au monde, c’est le monde qui lui dicte sa propre volonté.
Un tel renoncement plonge volontiers ses racines dans une éducation dépersonnalisante, à l’issue de laquelle l’enfant éprouve les plus grandes difficultés à juguler la pression de la vie. Peut-être ne lui aura-t-on jamais appris à combattre, peut-être ne lui aura-t-on jamais donné les outils pour s’imposer ? Qui sait, peut-être ne lui aura-t-on jamais appris à être quelqu’un, c’est-à-dire à revendiquer le droit de vouloir ?
Nous comprenons incidemment pourquoi la dépression est monnaie courante dans nos sociétés occidentales, lesquelles ont réussi ce triste tour de force : plonger l’homme dans une telle aliénation physique et mentale, qu’il ne réalise même plus le peu de volonté personnelle investie dans sa propre destinée. En fait, l’homme tend à ne plus vouloir s’investir. Il tend à s’inscrire passivement dans des processus automatisés, censés entretenir son bien-être ou l’y mener. En s’appuyant sur ces consciences aveugles, tantôt de type technologiques, tantôt de type sociales, tantôt de type idéologiques[5], il délaisse sa si précieuse conscience.
Pour le dire d’un trait, nos sociétés fabriquent des absents, alors que le Maître de maison presse au contraire à répondre présent. De manière totalement ahurissante, le monde d’aujourd’hui élabore à la fois le contexte de la dépression, le dépressif, et les remèdes pour soulager son état. Le « parler psy », qui jure détenir les clés du bonheur, paraît tout à coup bien désuet.
David Benkoël
Analyste, je partage mon intérêt pour la construction de soi. J’aide par ailleurs des personnes en souffrance à se reconstruire.
david@torahcoach.fr
[1] Et nous savons combien le non-sens, ou autrement dit le mensonge, révèle tôt ou tard sa vacuité !
[2] Selon une autre opinion, elle se rapporte à Yom Kippour, jour de techouva, donc jour dont les heures sont comptées pour se remettre en question parfois totalement.
[3] Au sens où Il Se manifeste ici-bas notamment (mais pas seulement) au travers de phénomènes naturels.
[4] Cette pression positive, qui bien sûr renvoie à la Michna précitée (le Maître de maison presse), appelons-la indifféremment « responsabilité », « engagement », voire « conscience ».
[5] Ces slogans « prêts à consommer » dont il était question au tout-début par exemple.