Paradoxe, presque tous doivent leur salut aux persécutions qui les ont forcés à fuir à partir de 1933. 

A la Libération, seuls 31 000 Juifs vivent encore en Allemagne. 14 000 ouvertement, ils ont pour un grand nombre épousé des non juifs.
9 000 autres sont entrés en clandestinité et pas plus de 8 000 ont survécu aux chambres à gaz, aux fusillades et aux marches de la mort.[1] Ils étaient 566 000 à l’arrivée du Führer au pouvoir en 1933.[2] Hitler a donc réussi à se « débarrasser » de 535 000 Juifs, soit près de 95% de la population juive allemande. Il a pratiquement rendu son pays «Judenfrei » (sans Juifs).

« L’éradication des Juifs », c’est le credo raciste, l’obsession maladive du dictateur. Déjà en septembre 1919 Hitler écrivait dans un mémoire que « l’objectif ultime devra être, sans doute, l’expulsion de tous les Juifs d’Allemagne ».[3] Il répète cet objectif dans Mein Kampf et lors de toutes les grandes manifestations nazies. Le Führer a pleinement atteint son but dans sa guerre contre les Juifs allemands.

Dans la « catastrophe » qui vit disparaître 70% des Juifs d’Europe continentale, ne serait-il pas normal que l’Allemagne, le pays du satanique maître d’œuvre du génocide, soit au premier rang dans un « nettoyage ethnique » destiné à éliminer tous ses Juifs ? [4] Une logique et des chiffres qu’accepte le grand public. Une « idée reçue » largement admise. Alors comment expliquer que 360 000 Juifs allemands aient survécu à la Shoah ?[5] L’Allemagne avec deux tiers et la France avec trois quart de survivants sont les pays d’Europe avec une population juive importante où le plus grand pourcentage de Juifs a survécu.

La réponse tient dans le mot même d’« élimination ». La politique raciale d’Hitler a connu deux phases, celle de l’« expulsion » et celle de la « destruction » des Juifs. La seconde phase a commencé en Europe en  1941, avec le début de la Shoah.[6] Entre 1933 et 1941 l’élimination s’est faite par « départs  forcés ». Dans certains cas les nazis eux-mêmes ont « organisé » l’émigration. Le 23 octobre 1941 la politique nazie bascule. Les frontières sont fermées. Les Juifs qui n’ont pas pu fuir deviennent des prisonniers en attente de la « solution finale ».

On assiste à une situation paradoxale. Près de 330 000 Juifs allemands doivent leur salut aux persécutions démentielles qui se sont abattues sur eux à partir de 1933.[7] Si la Gestapo, la police secrète d’Etat, ne les avait pas chassés d’Allemagne, ils auraient disparu en masse dans les chambres à gaz et les crématoires. Le but initial des nazis, il faut le souligner, n’était pas de tuer les Juifs, mais de s’en débarrasser, ce qui les sauva.

Pour arriver à leurs fins, les dirigeants du Reich ont réduit les Juifs à l’état de « morts sociaux ».[8] Une succession d’innombrables lois et décrets leur ont retiré tout moyen de subsister. Ils n’ont plus qu’une possibilité, fuir leur patrie le plus rapidement possible, loin des griffes de la Gestapo. Ils laissent derrière eux 230 000 coreligionnaires, principalement des personnes sans ressources, des femmes seules, des orphelins, des malades et des vieillards, ce que l’on appelle aujourd’hui « les populations les plus vulnérables ». Sur ces 230 000, 200 000 ont péri.[9]

On aurait pu penser qu’une partie significative des 330 000 Juifs allemands réfugiés à l’étranger serait rentrés chez eux après la guerre. Il n’en est rien. A la fin 1946, il ne reste que 15 000 Juifs allemands dans le pays.[10] Les 15 000 autres survivants sont partis. Dans les années cinquante, malgré quelques retours, ils ne sont que 25 000.[11] Quelques-uns justifient leur retour comme cet éditorialiste du Jüdisches Gemeindeblatt : « Je reviens de l’émigration, car je suis l’un de ceux qui se sentent obligés en tant que Juifs allemands de contribuer à la reconstruction des institutions juives et à la reconstruction d’une Allemagne vraiment démocratique ».[12] Il ne sera pas suivi.

Les Allemands restent pervertis par des années de propagande antisémite. Les résultats d’une enquête d’opinion publique conduite en août 1946 sont à peine croyables. Pour 33% des sondés les Juifs ne doivent pas posséder les mêmes droits que « la race aryenne ».  37% estiment qu’il n’est pas vrai d’affirmer que l’extermination des Juifs, des Polonais et autres non-Aryens n’était pas nécessaire à la sécurité des Allemands.[13]

On comprend que dans cette atmosphère délétère le Congrès juif mondial (CJM) multiplie les appels pour dissuader les Juifs de revenir en Allemagne. Au cours de sa conférence de l’été 1948 à Montreux, le CJM soutient « la détermination des Juifs de ne plus jamais s’établir sur le sol ensanglanté de l’Allemagne ». Dans une allocution donnée plus tard, Léon Kubowitzki, secrétaire général du CJM,proclame qu’il est de première importance que les organisations juives s’assurent de la liquidation complète d’une vie juive organisée en Allemagne. Un des leaders parmi les Personnes Déplacées juives, Norbert Wollheim, renonce à son lieu de naissance : « Je n’ai pas détruit l’Allemagne ; je n’ai aucun devoir de la reconstruire. Je ne le peux pas ».[14]

Comment demander à un réfugié juif installé aux Etats-Unis depuis des années de revenir sur la terre maudite de sa naissance ? L’Allemagne restera longtemps après la disparition du nazisme « Judenfrei » malgré la présence dans le monde de centaines de milliers de Juifs allemands.

 André Charguéraud

[1] MARKOWITZ Andrei S. et NOVECK Beth Simone, West Germany, in WYMAN David Ed. The World Reacts to the Holocaust, The John Hopkins University Press, Baltimore and London, 1996, p. 401.

[2] GUTMAN Ysrael, Encyclopedia of the Holocaust, Macmillan Publishing, NewYork-London, 1990, p. 1799.

[3]ELISSAR Eliahu Ben, Le facteur juif dans la politique étrangère du IIIème Reich, 1933-1939, Julliard, Paris, 1969, p. 51.

[4] GUTMAN, op. cit. 4 760 000 victimes en Europe continentale sans l’URSS, p. 1799.

[5]Ibid. Population initiale 560 000  personnes moins 200 000 ayant péri dans la Shoah, soit 360 000 survivants. Juifs allemands déportés vers la mort d’Allemagne et d’autres pays européens où ils s’étaient réfugiés. P. 1799 et 1800.

[6]Hors URSS, où les massacres ont commencé en juin 1941, lors de l’attaque allemande.

[7] 360 000  moins 30000 survivants parmi les Juifs restés en Allemagne.

[8]CHARGUERAUD Marc-André, Silences meurtriers, Les Alliés, les Neutres et l’Holocauste, 1940-1945. Cerf/Labor et Fides, 2001, p. 37 décrit les persécutions qui conduisent  les Juifs à l’état de « morts sociaux ».

[9]GUTMAN, op. cit. p.1 800.

[10] MARKOWITZ et NOVECK, op. cit. p. 403.

[11]HILBERG Raul, La destruction des Juifs d’Europe, Fayard, Paris, 1988,  p. 995.

[12] GELLER Howard, Jews in Post Holocaust Germany, Cambridge University Press, 2005, p. 62, 10 décembre 1946.

[13]SOLCHANY Jean, Comprendre le nazisme des années zéro, 1945-1949, Presses universitaires de France, Paris, 1997, p. 40.

[14] GELLER, op. cit. 2005, p. 62.

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