Dans l’affaire des fonds juifs en déshérence, n’était-il pas exagéré de traiter les Suisses de « cupides, blanchisseurs, receleurs, voleurs, pillards et menteurs ? »[1] Une diatribe violente sous la plume de Mortimer B. Zuckerman, l’éditeur du grand magazine d’information politique US News and World Report . [2] Cette attaque ne manque pas de cynisme lorsque l’on analyse la politique indigne poursuivie par les Etats-Unis envers les comptes juifs qui y étaient déposés.
Des voix se sont élevées aux Etats-Unis pour demander que l’Amérique fasse son propre examen de conscience. Seymour Rubin, qui pendant des décennies a défendu les intérêts des victimes de la Shoah, écrit à Stuart Eizenstat, le sous-secrétaire d’Etat chargé par le président Bill Clinton de suivre le dossier suisse. Il se plaint du manque d’efforts des Etats-Unis pour retrouver les actifs américains des victimes de l’Holocauste.[3] Devant une commission de la Chambre des Représentants, il accuse les Etats-Unis « de n’avoir pris que des mesures très limitées pour identifier les actifs juifs sans héritiers ».[4]
Le sénateur Alphonse d’Amato, qui mène l’offensive contre la Suisse, sent le danger. Il sait que les Etats-Unis ont été avec la Suisse la principale destination des actifs juifs d’Europe continentale.[5] Il met en place un contre-feu. Ce sera la Presidential Advisory Commission on Holocaust Assets in the United States ( PACHAUS ) créée par le Président Clinton le 23 juin 1998. D’Amato reconnaît qu’« alors que nous avons demandé des réponses à la Suisse et à d’autres nations sur l’utilisation des comptes en déshérence et de l’or, nous n’avons pas mené d’investigations ici aux Etats-Unis sur le sujet ».[6]
Pour éviter tout dérapage, cette Commission est présidée par Edgar Bronfman , président du Congrès Juif Mondial, l’organisation à l’origine des accusations contre les banques suisses. Ses membres sont pour la plupart des politiciens ou des fonctionnaires. Aucun étranger, on reste dans un cercle étroit d’amis. Les recherches sont donc parfaitement encadrées et pourtant l’épais rapport remis en janvier 2001 par la Commission apporte des révélations surprenantes. Il permet de constater les carences condamnables de l’administration américaine.
Les Etats-Unis disposaient d’une base de données exceptionnelle. Au début de l’été 1941, à la demande du ministère des Finances, les banques américaines ont recensé les 565 000 comptes aux Etats-Unis de personnes domiciliées en Europe continentale. Une comparaison par ordinateur avec les fichiers des victimes de l’Holocauste aurait permis d’identifier tous les comptes leur appartenant. Les tonnes de documents de cette base de données essentielle ont été intégralement détruites par l’administration sans qu’aucune explication n’ait jamais été donnée. Et la Commission conclut benoîtement que cela rendit « extrêmement difficile d’identifier et d’estimer la valeur de ces actifs ».
Heureusement les comptes bloqués appartenant à des personnes de nationalité de pays ennemis, à l’exclusion des comptes appartenant à d’autres nationaux, avaient été transférés en 1945, avant leur destruction, à l’Office des biens étrangers.[7] La Commission présidentielle décrit la procédure de restitution de ces comptes. « Aucune différence ne fut faite en ce qui concerne les actifs d’étrangers qui furent victimes de l’Holocauste (…) Du fait du coût et des difficultés d’introduire la demande, de nombreuses victimes n’ont pas soumis leur demande avant la date limite ( 1955 ) et de ce fait n’ont pas reçu leurs actifs ».[8] Le rapport ajoute qu’ « une partie des dommages de guerre US ont été payés avec des actifs allemands et que ceux-ci ont probablement inclus des actifs des victimes ! »[9]
A ce manque de compassion et d’humanité s’ajoute une lenteur administrative désespérante. Un rapport sénatorial de l’époque constate l’« inefficacité et la façon dilatoire dont les demandes sont traitées (…) Le temps moyen de réponse était de 46 mois en 1952 ».[10] Encore fallait-il que la victime démontre qu’elle avait un actif aux Etats-Unis. S’il s’agissait d’un héritier, il devait prouver que le titulaire du compte était mort, une exigence des banques suisses que les Américains ont violemment dénoncée alors qu’ils agissaient de la même manière.
Le président Eisenhower donna mandat à la Jewish Restitution Successor Organisation (JSRO) de recevoir les comptes en déshérence sans héritiers. En 1957 JSRO en avait approuvé 2 000 comme méritant une compensation.[11] Elle devra attendre 15 années pour recevoir en 1962 une somme symbolique de $ 500 000 pour solde de tout compte. JSRO l’accepte pour mettre fin à des attentes interminables et à des coûts de négociation qui s’accumulent.[12]
Où en est-on un demi-siècle plus tard ? Les recommandations de la Commission présidentielle montraient que de nombreux comptes dormants de victimes existaient encore et rien n’avait été fait à leur égard. Elle recommandait au Président de « demander d’urgence au Congrès de rouvrir le processus des demandes pour les victimes et leurs héritiers dont les actifs ont été repris par l’Office des biens étrangers mais n’ont pas encore été rendus ».[13] D’une façon plus précise, la Commission présidentielle recommandait « la mise en place d’une base de données sur ordinateurs des demandes des victimes de l’Holocauste pour la restitution de leurs actifs personnels ». Plus loin la Commission souhaitait « une comparaison de la documentation mise à jour par les 50 Etats pour les actifs du temps de l’Holocauste qui ont été remis aux Etats avec une banque d’information des noms des victimes. Cette base de données comprendrait celle du Yad Vashem (…) Les résultats seraient largement diffusés pour permettre aux personnes avec des demandes légitimes d’obtenir le retour de leurs actifs ».[14]
Que s’est-il passé depuis la publication du rapport ? Pas grand-chose d’après les informations qui parviennent en Europe. Typique de ce genre d’organisme, la Commission présidentielle, après s’être ajournée définitivement en mars 2001, s’est défaussée sur une autre structure pour exécuter ses recommandations. Une fondation devait être créée dans ce but.
L’épouse du président, Hilary Clinton, était là lors de la remise du rapport le 16 janvier 2001. Avec un œil sur le vote des Juifs nombreux dans l’Etat de New York où elle briguait un siège de sénateur, elle promit qu’elle suivrait le travail entrepris. On est sans nouvelles. Combien de temps les victimes et leurs héritiers devront-ils encore attendre que leurs biens leur soient restitués ?
Selon l’historien américain Bazyler, cette Commission a été un échec. Il parle d’un double standard : « Les demandes que nous avons faites aux gouvernements européens (…) d’examiner honnêtement et de documenter leurs transactions financières et d’autres activités n’ont pas été appliquées aux Etats-Unis » . [15] Quant à Edgar Bronfman, président de la Commission présidentielle, il ne commente pas les manquements inacceptables de l’administration américaine et l’absence de mesures concrètes prises par la Commission qu’il a nommée pour y remédier.
André Charguéraud
[1] Un autre article traite de la question en Suisse.
[2] BRAILLARD Philippe, Tragédie et mascarade, Autopsie de la crise des fonds juifs et de l’or nazi, Georg, Genève, 1998, p. 49. Article du 22 juin 1998.
[3] RICKMAN Gregg, Swiss Banks and Jewish Souls, Transactions Publishers, New Brunswick USA, 1999, p.17, note 66.
[4] FINKELSTEIN Norman, The Holocaust Industry, Reflexions on the Exploitation of Jewish Suffering, Verso, Londres – New York, 2003. p. 116.
[5] VOLCKER Paul A. Report on Dormant Accounts of Victims of Nazi Persecution in Swiss Banks, Staempfli Publishers Ltd, Berne, 1999, p. A 127.
[6] BAZYLER Michael, Holocaust Justice. The Battle for Restitution in America’s Courts, New York University Press, 2003, p. 301.
[7] Ils ne concernent donc que les Allemands, les Japonais, les Italiens, les Hongrois et les Bulgares. Des autres, il n’est pas question. Ils furent simplement “oubliés”.
[8] Presidential Advisory Commission on Holocaust Assets in the United States ( PACHAUS ) Washington 2000, Implementation of Restitution Policy in the United States. p. 1.
[9] IBID. p. 2.
[10] IBID. p. 1.
[11] London Conference, Nazi Gold, 2-4 décembre 1997, London, The Stationary Office, 1998, p. 92.
[12] PACHAUS. op. cit. Chapitre V, p. 2.
[13] IBID. Recommandations, p. 6.
[14] IBID. Recommandations, p. 2 et 3.
[15] BAZYLER, op. cit. p. 305.