L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France par Joël Guedj
Le Mémorial national du camp des Milles, situé près d’Aix-en-Provence, vient d’ouvrir ses portes : les autorités politiques, les médias et l’opinion publique ont salué l’évènement.
Le travail des historiens qui consiste à mieux comprendre les faits du passé comme la Seconde Guerre mondiale, cette époque troublée et complexe s’intéresse aussi aux mémoires tant individuelles que collectives. Comment les historiens ont-ils contribué à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France ? Du lendemain de la guerre jusqu’aux années 1970, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est liée au pouvoir et aux engagements politiques. La plupart des historiens, qui ne disposent pas encore de toutes les sources historiques, appuient ces thèses. En 1945, la plupart des Français souhaite oublier les difficultés liées à l’Occupation. Pour relater cette période l’écrivain Jean Paul Sartre note : « Les Français sortaient d’un cauchemar pour s’enfermer dans un rêve ». Après la période d’épuration, la question de la mémoire et des responsabilités est rapidement remplacée par l’urgence de la reconstruction et les recompositions politiques liées aux débuts de la Guerre froide. Dès 1947, des lois d’amnistie sont votées. En 1953, l’une d’entre elles vise les Alsaciens enrôlés de force dans l’armée allemande (les « malgré-nous ») qui ont participé au massacre de 642 civils à Oradour-sur-Glane en 1944. Le Général de Gaulle, qui est au pouvoir jusqu’en 1946 puis à nouveau à partir de 1958, et dont l’influence reste prépondérante, donne une lecture de la guerre qui est admise par la plupart des partis de la droite et du centre. Selon cette lecture résistentialiste, le régime de Vichy ne serait qu’une parenthèse dans l’histoire de la République. La France libre a combattu du côté des Alliés et contribué, avec la Résistance intérieure, à la libération du pays.
Des lieux de mémoire sont constitués. Au mont Valérien, un imposant mémorial est édifié en 1960 pour commémorer les otages qui y furent fusillés. Contre cette mémoire gaulliste, une autre mémoire se constitue, celle du Parti communiste français. Ce dernier s’autoproclame « parti des 75 000 fusillés ». Les historiens ont conclu à un total de 10 000 fusillés, communistes ou non. Des héros communistes résistants sont valorisés.
Les difficultés à comprendre et reconnaître le génocide
Face à ces mémoires officielles, les anciens déportés ne sont pas pris en compte comme victimes d’une politique de génocide. La déportation est vue comme un tout, certes abominable, mais dans lequel la volonté d’extermination de certains groupes d’hommes (juifs, tziganes, homosexuels) n’apparaît pas spécifiquement. Le premier film sur le sujet, Nuit et Brouillard, réalisé en 1955, s’inscrit dans cette logique, même s’il a l’immense mérite de diffuser auprès du grand public l’univers concentrationnaire. Par ailleurs, le rôle des autorités françaises dans la déportation est censuré dans le film.
Dès le début des années 1950, certains intellectuels tentent de minimiser le rôle du régime de Vichy et de réhabiliter le maréchal Pétain, condamné dès 1945. C’est le cas de Robert Aron, avec Histoire de Vichy en 1954, qui développe l’idée que Pétain a fait ce qu’il a pu pour adoucir le sort des Français. Pour d’autres, il aurait été « le bouclier » du pays et De Gaulle, son « épée », pour montrer que tous deux ont pu défendre, à leur façon, le pays.
Le nouveau contexte de liberté qui suit mai 1968, le départ du Général De Gaulle et l’affirmation d’une nouvelle génération de chercheurs changent le rapport entre historiens et Seconde Guerre mondiale.
Depuis le début des années 1960, l’idée que la Shoah est un événement spécifique, dont ont été victimes les juifs, s’affirme. Des historiens commencent à travailler pour établir des chiffres et reconnaître des responsabilités. Les déportés organisent leurs mémoires, les historiens collectent des témoignages.
En 1961, un des responsables de la Shoah, Adolf Eichmann, est arrêté et jugé en Israël. Cela montre que la mémoire et la justice peuvent être connectées et que les témoignages sont fondamentaux pour le travail de mémoire. L’horreur de la Shoah est alors largement portée à la connaissance du public grâce à des films comme Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls en 1971, puis Holocaust de Marvin J. Chomsky en 1979 et Shoah de Claude Lanzmann (1985), constitué de neuf heures de témoignages. Cette affirmation est aussi une réponse aux publications négationnistes – historiquement infondées –, réfutant l’existence de la Shoah, qui se sont développées depuis les années 1970, comme celles de Robert Faurisson. Des associations de déportés prennent de plus en plus d’ampleur dans la prise de conscience des réalités.
Les historiens anglo-saxons accèdent au début des années 1970 aux sources historiques qui leur permettent de donner une nouvelle lecture de Vichy. Robert Paxton publie en 1973 La France de Vichy, ouvrage dans lequel il montre que la collaboration a été voulue par Pétain et que les lois antisémites adoptées l’ont été sans que l’Allemagne ne les exige spécifiquement. On réalise que les autorités françaises ont participé à la politique d’extermination.
Par ailleurs, la « Révolution nationale » entreprise par le maréchal Pétain est interprétée comme une dérive autoritaire proche, par certains aspects, des régimes fascistes. Les historiens montrent que collaborationnistes comme résistants engagés ont constitué une minorité de Français, la majorité étant attentiste et cherchant à assurer sa survie dans un contexte difficile.
Les nouveaux travaux des historiens, évoqués plus haut, et leur impact sur les acteurs encore vivants de la période ou sur leurs héritiers conduisent les autorités à changer leur rapport à la mémoire.
En 1971, le président Georges Pompidou amnistie Paul Touvier, chef de la milice à Lyon. Il justifie cela par la volonté d’oublier ces temps troublés. Bien au contraire, cela stimule des hommes comme l’avocat Serge Klarsfeld, qui entend faire justice aux victimes de la Shoah. Paul Touvier est finalement condamné en 1994. C’est le premier Français condamné pour crime contre l’humanité.
En 1987, le procès de ce chef de la Gestapo à Lyon a été entièrement filmé pour servir de témoignage historique.
La condamnation en 1997 de cet ancien fonctionnaire responsable de la déportation des juifs de Bordeaux est l’occasion de poursuivre le travail de mémoire.
Dans les années 1990 et 2000, la spécificité des différentes mémoires est portée par des travaux historiques montrant la participation à la guerre de différents groupes, comme les combattants issus de l’empire colonial. Tous ces éléments divers font progressivement l’objet de commémorations portées par la République. Ainsi, outre le 8 Mai, devenu jour férié de façon définitive en 1981, il existe désormais quatre autres jours de commémoration (non fériés) d’événements liés à la guerre. La prise en compte des responsabilités s’est effectuée par étapes. En 1981, le président François Mitterrand ne souhaitait pas que la République assume les crimes commis par le régime de Vichy. Jacques Chirac accepte cette reconnaissance officielle en 1995, à condition que soient aussi évoqués l’engagement des « justes » français et des résistants.
En outre, le travail des historiens doit s’inscrire dans le cadre de lois mémorielles, comme la loi Gayssot de 1990, interdisant la négation de l’existence de la politique d’extermination nazie.
Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France montrent donc comment l’historien contribue à un travail collectif visant à comprendre le passé et à en assumer l’héritage, quel que soit son poids.
Le devoir de mémoire reste toujours l’un des principaux moyens pour forger les valeurs démocratiques et lutter contre toute menace contre nos libertés.
Joël GUEDJ