Quand Hitler a-t-il décidé la Shoah ? 1920-1941. Hypothèses et réalités
Pendant les années soixante à quatre vingt, des débats, des controverses devrait-on dire, ont opposé les meilleurs historiens de la Shoah. Lucy Davidowicz et Eberhard Jäckel ont été les chefs de file du mouvement des “intentionnalistes“. Ils estiment qu’Hitler dès les années vingt avait arrêté son programme de liquidation des Juifs d’Europe.[1] Les “ fonctionnalistes“ emmenés par Martin Broznat et Christopher Browning pensent au contraire qu’avant 1941 il n’existait pas chez le Führer de volonté arrêtée d’extermination.
Cette polémique a fait couler des fleuves d’encre, et a donné lieu à des colloques sans fin. Des livres, souvent conséquents, ont été publiés récemment encore par des historiens « fonctionnalistes ».[2] Ils cherchent la date précise à laquelle Hitler a pris sa décision en 1941. Une décision, qui étant donné son importance et ses conséquences majeures, ne pouvait être prise que par Hitler.
Les arguments ne manquent pas pour animer ces discussions auxquelles les Allemands ont donné le nom de Historikerstreit (débat d’historiens). Pour les intentionnalistes, la politique juive des années trente n’est qu’une préparation méthodique et calculée pour arriver au génocide. Les discontinuités dans l’action qui ont pu être constatées ne sont dues qu’à des raisons politiques tactiques et ponctuelles. Le but final n’a jamais été perdu de vue.[3] Les « fonctionnalistes » réfutent cette thèse. La diversité et les contradictions de la politique juive de Hitler dans les années trente démontrent au contraire l’absence de préméditation. Défendant cette position, Martin Broszat estime incompatible de vouloir forcer les Juifs à émigrer lorsque l’on a décidé de les exterminer. Il voit dans la mise en place progressive de la solution finale « une série d’enchaînements rendus possibles par les hostilités ».
Chaque camp se réfère aux déclarations et aux écrits d’Hitler pour justifier son engagement. Les menaces proférées par Hitler lors d’un grand meeting le 30 janvier 1939 sont emblématiques : « Si la finance juive internationale (…) parvient une fois de plus à plonger les peuples dans une guerre mondiale, alors la conséquence n’en sera pas la bolchevisation du monde, mais au contraire la destruction de la race juive en Europe ».[4] Pour les « fonctionnalistes », il faut comme lors de précédentes interventions du Führer, prendre cette déclaration à la lettre. Pour leurs contradicteurs « bon nombre de ces déclarations doivent être considérées comme des symboles de combat destinés à mobiliser et à galvaniser les partisans ».[5] Menaces et élans verbaux des politiques sont-ils jamais mis en pratique ?[]
Aucun des protagonistes n’a réussi à apporter une réponse suffisamment documentée, sinon le débat n’aurait pas duré des décades sans aboutir. On ne s’en étonnera pas. Les indices existants sont trop fragiles. Au-delà des menaces, Hitler ne s’est jamais prononcé clairement sur la question de l’extermination des Juifs. Aucune archive, aucun écrit suffisamment précis n’ont été trouvés. « On reste dans le domaine de la probabilité plutôt que de la certitude ».[7]
Ne doit-on pas revenir à une démarche plus modeste et moins spéculative et adopter une troisième voie, celle des réalités vécues ? La voie de ceux que l’on appellerait les « réalistes ».
Un décret du 23 octobre 1941 signé Heinrich Himmler interdit l’émigration des Juifs de tous les territoires dominés par l’Allemagne.[8] Il met fin à la politique nazie d’expulsion des Juifs qui a débuté dès 1933. L’Etat leur rendait la vie impossible, ils n’avaient d’autre choix que de fuir. On en compte des centaines de milliers avant le début de la guerre.[9] S’y ajoutent quelques dizaines de milliers qui sont expulsés pendant les deux premières années du conflit.[10]
La guerre se déchaînant, il devient difficile d’obtenir les visas et les moyens de transport nécessaires pour échapper aux nazis. Alors, utilisant des moyens « musclés », la Gestapo organise elle-même ce qui devient des opérations de déportation. L’exemple des 22 000 Juifs d’Alsace-Lorraine, recensés, arrêtés et expulsés par la Gestapo vers la zone libre française, illustre cette nouvelle politique.[11] La Gestapo ne fait rien d’autre, lorsqu’elle sélectionne et affrète de vieux rafiots, qu’elle envoie surchargés de Juifs au fil du Danube vers la Palestine. 14 000 y arriveront.[12] Près de 3000 « sont morts noyés, assassinés, ou encore morts de froid et autres vicissitudes ».[13] Un dernier exemple, celui des 7 650 Juifs allemands expulsés du Palatinat et du Pays de Bade.[14] Par la ruse et la force ils sont refoulés à travers la frontière dans sept trains qui forcent le passage vers la zone libre française.
A l’Est, à la suite de l’occupation de la Pologne en septembre / octobre 1940 par la Wehrmacht, le « problème juif » prend une autre dimension. Les 3 300 000 Juifs polonais plus que triplent le nombre de Juifs sous domination allemande. Une nouvelle solution s’impose. La Gestapo va créer d’immenses ghettos dans le “Gouvernement général” à l’Est de sa zone d’occupation en Pologne. Des centaines de milliers de Juifs polonais y sont emprisonnés, des dizaines de milliers de Juifs du Reich y sont déportés.[15] Des ghettos où le travail forcé, la maladie, des conditions de vie atroce, une maltraitance journalière conduisent souvent à la mort. L’historien Martin Gilbert avance des chiffres : « De septembre 1939, début de la guerre, au 22 juin 1941, début de l’offensive allemande en URSS, (…) environ 30 000 civils juifs ont péri » dans ces ghettos.[16] On ne peut pas encore parler ici de génocide. Les massacres systématiques d’une ampleur jamais vue n’ont pas encore commencé, même si les prémisses de la Shoah sont déjà là. On pourrait ajouter « la Shoah n’a pas encore été décidée ». Sinon, s’interroge Browning, « pourquoi laissa-t-on aux millions de Juifs polonais qui étaient aux mains des Allemands depuis l’automne 1939 un sursis de trente mois à leur exécution ? »[17]
En juin 1941, avec le déclenchement de l’offensive allemande contre l’URSS, la politique nazie bascule, les massacres commencent. Pendant les six derniers mois de l’année, entre 500 000 et 800 000 Juifs sont tués en URSS par des unités spécialement conçues pour cette tâche : les Einsatzgruppen.[18] Lorsque dans un pays une population identifiable d’hommes, de femmes et d’enfants est assassinée en si grand nombre, en si peu de temps, il s’agit bien d’un génocide. La Shoah russe a commencé six mois avant celle d’Europe. L’historien Edouard Husson l’appelle « la première Shoah ».[19] Ce fut une « Shoah par balles », ce qui la différencie de la Shoah européenne qui eut principalement recours aux chambres à gaz et aux crématoires.
Pendant ces six mois, aux massacres de centaines de milliers de Juifs s’ajoute celui de plusieurs centaines de milliers de civils et de prisonniers de guerre russes.[20] Certes, incomplètes, des informations sur ces tueries sont arrivées en Allemagne. Des soldats en permission ou blessés de retour, ont témoigné en privé de ce qu’ils ont vu. Jusqu’à la déclaration de guerre aux Etats-Unis de Hitler, le 11 décembre 1941, les diplomates et les journalistes américains étaient présents dans le Reich.[21] Ils en surent suffisamment pour provoquer des réactions de Washington qui ne vinrent jamais. Ce silence a encouragé le Führer à étendre le génocide à l’Ouest.
En Europe la décision de la mise en œuvre de la Shoah date clairement d’octobre 1941. Le décret du 23 octobre 1941 dont il a déjà été question interdit l’émigration des Juifs de tous les territoires dominés par l’Allemagne. Il met fin à la politique d’expulsion que le Reich mène depuis 1933. Le 15 octobre 1941 la décision de construire le premier camp d’extermination, celui de Bergen-Belsen, est prise.[22] La « Shoah par gazage » est décidée. Les premiers gazages de Juifs à Auschwitz commencent la deuxième quinzaine de mars 1942.[23]
Comme l’écrit l’historien Edouard Husson : « Il est impensable qu’un crime politique d’une telle ampleur que la Shoah, mis en œuvre dans un espace de temps aussi court, n’ait pas d’abord été dirigé par Berlin ».[24]
Le 13 octobre 1941 Hitler le reconnaît : « Il est certain que sans moi les décisions auxquelles nous devons aujourd’hui notre existence n’eussent pas été prises ». [25] Il est intellectuellement intéressant de savoir quand il a pris sa décision d’exterminer tous les Juifs d’Europe. Mais cela ne change rien à ce qui s’est passé, car personne à l’époque n’en a été conscient.
André Chargueraud
[1]DAWIDOWICZ Lucy, The War against the Jews, 1933-1945, Holt, Rinehard & Winston, New York, 1975, p. 150 ss.
[2] Citons parmi eux : LONGERICH Peter, The Unwritten Order, Hitler’s Role in the Final Solution, Tempus Publishing Company, Port Stroud, Gloucestershire, 2005. HUSSON Edouard, Nous pouvons vivre sans les Juifs, novembre 1941. Quand et comment ils décidèrent de la Solution finale, Perrin, Paris, 2005. BROWNING Christopher, Les origines de la Solution finale, Les Belles Lettres, Paris, 2007.
[3] DAWIDOWICZ, op. cit. p. 150 ss.
[4]BREITMAN Richard, KRAUT Alan, American Refugee Policy and European Jewry, 1933-1945, Indiana University Press, Bloomington, 1987, p. 55.
[5]BROWNING Christopher, Les décisions concernant la Solution finale, in FURET François (direction), L’Allemagne nazie et le génocide Juif, Gallimard, le Seuil, Paris, 1985, p. 193.
[6] On pense aux menaces publiques de Roosevelt et de Churchill déclarant qu’à la fin de la guerre tous ceux ayant participé aux massacres de civils seront jugés. L’on sait ce qu’il est advenu.
[7] BROWNING in FURET, op. cit. p. 190.
752 MARRUS Michael, Les réfugiés européens au XXe siècle, Calmann-Lévy, Paris, 1086, p. 233. Le chef des services de sécurité du Reich (RSHA). Un décret du 20 mai 1941 interdisait l’émigration des Juifs des pays occupés afin réserver aux Allemands et aux Autrichiens des visas et des moyens de transport qui devenaient trop rares.
[9]Avant la guerre, il ne s’agit que de Juifs du Reich.
[10] GUTMAN Ysrael, ed. Encyclopedia of the Holocaust, McMillan Publishing Company, New York, 1990, p. 1799.
[11]BERENBAUM Michael, Editor, A Mosaic of Victims : Non Jews Persecuted and Murdered by the Nazis, New York University Press, 1990, p. 81.
[12]WASSERSTEIN Bernard, Britain and the Jews of Europe, 1939-1945, Clarendon, Oxford, 1979, p. 319.
[13] MARRUS Michael, op. cit. 1985, p. 277
[14] GOBITZ Gérard, Les Déportations de réfugiés de Zone libre en 1942, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 62. 6 538 Badois au camp de Gurs et 1 125 Sarrois et Palatins au camp de Rivesaltes.
[15]Ils comptent parmi les victimes de la Shoah.
[16]GILBERT Martin, The Holocaust. The Jewish Tragedy, Harper Collins publishers, New York, 1986, p. 154.
[17] BROWNING in FURET, op. cit. p. 195.
[18] BROWNING 2007, op. cit. p. 265.
[19] HUSSON, op. cit. p. 97.
[20]Prisonniers russes abattus ou laissés sans nourriture ou sans soins derrière des barbelés.
[21] LAQUEUR Walter, Le terrifiant secret : La solution finale et l’information étouffée, Gallimard, Paris, 1981, p. 25.
[22] LONGERICH, op. cit. p. 138.
[23] HUSSON, op. cit. p. 168.
[24] IBID. p. 16.
[25]IBID. p. 15.