60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès, TÉMOIGNAGES POUR L’HISTOIRE

S’il existe de nombreux livres sur le conflit israélo-arabe, celui-ci est une première historique : il n’est pas d’exemple où deux hommes politiques majeurs, toujours en fonction et adversaires dans un conflit dans lequel ils sont engagés (rappelons, en effet, que si la paix a été signée entre l’Égypte et Israël, le conflit israélo-arabe, pris dans sa globalité, n’en est pas pour autant terminé.), décident de se rencontrer afin de revisiter ensemble « leur » histoire.

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Boutros Boutros-Ghali, défenseur du tiers-monde, ancien Secrétaire général des Nations unies, a été le ministre des Affaires étrangères égyptien sous la présidence d’Anouar el-Sadate. En 1977, il accompagna le président égyptien lors de son voyage à Jérusalem qui fut à la base du changement radical de la donne au Moyen-Orient. Il a été ensuite, face à Moshé Dayan, l’un des principaux négociateurs des accords de paix israélo-arabe signés en 1979.
Shimon Peres, ancien Premier ministre, est l’homme de tous les combats d’Israël : c’est déjà lui qui, dans les années cinquante, fut chargé par Ben Gourion de trouver des armes alors que la région était soumise à l’embargo ; c’est également lui qui obtint la collaboration de la France pour construire la centrale nucléaire de Dimona. C’est enfin lui qui, en 1993, sera l’architecte des négociations secrètes d’Oslo avec l’OLP, prélude au premier accord d’autonomie pour les Palestiniens. Cette action lui vaudra de se voir décerner le Prix Nobel de la Paix en même temps qu’à Yitzhak Rabin et Yasser Arafat.
Ces deux acteurs essentiels du long conflit israélo-arabe appartiennent à la même génération (et ceci n’est pas sans importance). Ils ont accepté non pas de parler chacun de leur côté mais de prendre le risque de « croiser » leurs Mémoires et de confronter leurs témoignages sur les grands événements auxquels ils ont participé et qui, de la première guerre israélo-arabe à nos jours, ont ponctué le plus vieux conflit contemporain.

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Ce conflit est souvent perçu, d’un côté comme de l’autre, comme un drame sinon un mélodrame opposant des oppresseurs à des opprimés ; des sauvages à des civilisés ; des colonisés à des colonisateurs, des destructeurs sanguinaires à des bâtisseurs d’Etats. Chaque partie se considérant dans son droit absolu, elle n’aura de cesse de nier la part de légitimité de son ennemi, et encore plus sa « vérité ».
On ne s’en étonnera guère. Y a-t-il de la place pour la légitimité de l’Autre lorsqu’on s’est totalement engagé dans l’ « épopée » de sa propre émancipation ? Ayant le sentiment de devoir bâtir leur Etat dans une urgence d’autant plus pressante que son peuple était soumis, en Europe, à la persécution nazie, la communauté juive de Palestine pouvait-elle réellement prendre en compte la situation des Arabes ? Et les Palestiniens, tenaillés par le désir légitime de décolonisation, pouvaient-ils comprendre l’attachement à cette même terre de Juifs issus de pays colonisateurs ?

Aux yeux de chacun, son bon droit sera pendant des décennies, sinon jusqu’à aujourd’hui, d’une évidence telle, que sa contestation apparaîtra comme scandaleuse. L’indignation se substituera à l’analyse et, comme dans un mélodrame, le monde se réduira à une guerre entre deux forces fondamentalement antagonistes ; à une opposition qui se résume aux souffrances infligées par l’Autre ; à l’affrontement de deux principes exclusifs. Ce sera eux ou nous. Et, afin de discréditer, de déshonorer, de disqualifier l’ennemi, on l’attaquera sur sa « moralité ». Mais la vision sera plus « moralisante » que « morale », et la situation, « manichéenne ». Adossée à une double obsession mémorielle (cette obsession viscérale contagieuse dont on ne mesure pas assez les ravages collatéraux qu’elle provoque), la tentation “totalitaire” sera difficilement évitable. Aucun compromis ne sera possible : avec le mal, on ne transige pas, on ne discute pas. Et l’on ne renonce jamais.

couv_times_nasser-2-0eee2Mais ce conflit n’est pas un mélodrame. Si l’on veut poursuivre dans la métaphore théâtrale, on pourra dire qu’il s’agit plutôt d’une tragédie, c’est-à-dire une histoire ambiguë où les protagonistes qui s’affrontent ont chacun leur part de légitimité, leur part de lumière comme leur part d’ombre, leur part de crimes comme leur part de noblesse.
Aujourd’hui, nous regardons ce conflit comme essentiellement israélo- palestinien. Nous oublions parfois que jusqu’en 1967 au moins, la communauté internationale le voyait plus globalement comme israélo-arabe. D’où l’intérêt de confronter un Egyptien à un Israélien et de ne pas réduire le conflit à la seule question palestinienne – même s’il est bien entendu que celle-ci reste plus que jamais au centre du conflit.

Nous avons choisi de commencer la discussion par la période précédant la Seconde Guerre mondiale. Le sionisme alors, n’a pas encore remporté l’adhésion de la majorité du peuple juif, loin s’en faut ; de leur côté, les Arabes, qui ne sont pas encore entrés dans la modernité, aspirent à la décolonisation. Avec la guerre, le monde bascule. Les Juifs sont pris dans la tourmente d’un programme génocidaire, tandis que les Arabes voient dans ce conflit la possibilité de se libérer de la tutelle coloniale britannique. Ces années sont cruciales pour la prise de conscience politique de Boutros Boutros-Ghali comme de Shimon Peres : que signifie être sioniste dans les années quarante et qu’est-ce qu’être anticolonialiste arabe dans un monde qui verra bientôt l’émergence du tiers-monde ?
Ces entretiens croisés tournent autour des grandes dates qui scandent l’histoire du Moyen-Orient :1947, plan de partage de la Palestine ; 1948-1949, naissance d’Israël, avortement de l’Etat palestinien ; 1952, révolution des Officiers libres en Egypte ; 1956, crise de Suez ; 1967, guerre des Six jours ; 1970, réveil de la conscience nationale palestinienne ; 1973, guerre d’Octobre ; 1977, voyage de Sadate à Jérusalem ; 1978, accords de Camp David ; 1981, assassinat de Sadate ; 1982, guerre du Liban ; 1987, déclenchement de l’Intifada ; 1993, accords d’Oslo ; 1994, assassinat de Rabin ; 2004, mort de Yasser Arafat, etc.

Pour autant, il ne s’agit pas d’un livre d’histoire au sens traditionnel : les acteurs ne se prétendent pas « objectifs ». Mais leur parole est une ressource essentielle en ce qu’elle nous permet d’avoir un accès direct à des informations de première main en même temps qu’à des visions et des stratégies politiques peu lisibles de l’extérieur. Ce livre nous présente ce que ne donnent pas les ouvrages d’histoire traditionnels : les perceptions arabe et israélienne vécues de l’intérieur ainsi que leurs évolutions respectives. Car si les faits sont connus, leur interprétation est affaire d’état d’esprit, de mentalité et de vécu. Et c’est précisément de la confrontation de ces états d’esprit dont il est ici question.

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L’histoire qu’on va lire n’est ni académique ni lisse. Les deux débatteurs ont beau avoir un grand respect l’un pour l’autre, ils ne se font pas de cadeaux. Ils s’affrontent, chacun animé de la volonté de faire entendre son vécu – mais en même temps d’écouter celui de leur interlocuteur – aussi insupportable soit-il à ses oreilles. Les positions sont clairement antagonistes et aucune aspérité n’a été limée : la discussion est politique et non diplomatique. Et cette franchise donne au débat une belle tonicité. Pour autant, les deux protagonistes ne sont pas en service commandé : ils ont accepté de parler en leur nom propre. Privilège de l’âge, et surtout de la reconnaissance internationale dont ils jouissent, c’est avec une liberté de parole d’une étonnante fraîcheur qu’ils s’autorisent de

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vigoureuses critiques envers leur propre camp. Alternance de vives passes d’armes, de développements politiques et d’analyses des perceptions, Boutros Boutros-Ghali et Shimon Peres nous offrent une formidable leçon de géopolitique qui ne fait pas l’économie de l’histoire des mentalités.
Après les avoir lus, de quelque côté qu’aillent nos sympathies, nous ne regarderons plus ce conflit de la même façon…

André Versaille

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