Ce que nous nous plaisons à nommer l’économie libérale (sic) et les échanges marchands qui en résultent, engendrent un discours ambiant en forme d’injonction à la consommation. Érigé en dogme, enseignant l’individualisme forcené, le mythe du bonheur assuré par la satisfaction, si possible, immédiate de tous les désirs, a contraint l’homme pulsionnel à faire le sacrifice de son être sur l’autel de l’avoir à tout prix.
Nous sommes sollicités sans cesse par de nouveaux objets inventés quotidiennement qui nous rappellent au nouvel ordre mondial : acheter et profiter de ces jouissances en perspective sous faute de souffrir irrémédiablement d’un manque insurmontable.
Comme ce discours est social, l’injonction à la ‘’ jouissance à tout prix’’ se double d’une injonction à l’exhibition de celle-ci en toute bonne conscience. ‘’Jusqu’ici une forme de culpabilité permettait une certaine retenue à nos pulsions diverses et variées, aujourd’hui nous voyons apparaitre une revendication grossière au droit à la jouissance. On le voit dans toutes nos pratiques, dans la multitude de ce qu’il est convenu d’appeler les petites incivilités de la vie quotidienne et qui sont en réalité de grandes mufleries.’’
Comme nous sommes à peu près revenus de tout, alors il faut jouir au maximum tant qu’on est vivant, et après nous le déluge. Ce développement de l’appétence pour la jouissance sans limite se double d’un phénomène d’accoutumance. Notre époque flirte familièrement avec l’horreur : nous nous y habituons. Figures de l’autorité à la dérive, dépression endémique, jeunesse en errance, suicides, toxicomanies, violences inédites.
Chacun est invité à lever toute inhibition pour accomplir pleinement son fantasme. Ce qui hier devait être voilé, caché, refoulé, devient aujourd’hui exhibé, objet de jouissance assumée.
En effet, une nouvelle morale apparaît concernant la jouissance : elle semble désormais envisagée comme un droit et génère une nouvelle forme de politiquement correct : personne n’est autorisé à critiquer quelque jouissance que ce soit. N’est plus reconnu comme valable un discours qui viendrait la remettre en cause, ni sa satisfaction.
Finie la culpabilité, finis les interdits, enfin libres… Seulement il y a un hic !
Car un monde ou l’autre n’a de substance que par rapport à la jouissance qu’il procure, c’est un monde de pervers, un monde de criminels en puissance dans lequel on peut tuer l’objet du désir dès qu’il cesse de procurer une jouissance.
Réduire l’autre à un objet qu’on peut envoyer à la casse une fois consommé, pratiquer le sexe sans séduction, condamner à la déchetterie sociale les vieux travailleurs usagés, résoudre à coups de barres de fer les menus litiges, mépriser la loi en toute mégalomanie, tout cela entraîne inévitablement une impossibilité de lien avec soi et avec l’autre.
‘’En ignorant les limites de son désir, on ne peut se poser de limites à soi-même – des limites qui, en nous séparant du monde, nous mettraient en contact avec lui.’’
‘’L’homme sans gravité – Jouir à tout prix’’
Entretiens entre Charles Melman et Jean-Paul Lebrun – Ed Folio Essais
Paradoxalement, c’est cette absence de lien qui constitue en fait notre aliénation, notre souffrance, notre difficulté de plus en plus grande à devenir les sujets de nos vies.
Une loi fondamentale semble indiquer que nous ne pouvons accéder à la jouissance qu’à la condition qu’une légitimité à le faire nous ait été donnée par… Dieu, par un père qu’il faudrait servir, pour lequel il faudrait ‘’se sacrifier’’. Cette figure du ‘’Grand Autre‘‘ est là pour nous rappeler les devoirs qu’il nous impose et la dette que nous aurions à son égard, notamment la célébration de son nom, la prospérité de la lignée. Il est à la fois invitation au franchissement d’une limite, tout en la respectant !…
Par contre, l’économie libérale invite à se passer du père : il n’est même plus nécessaire à la reproduction. C’est un personnage devenu anachronique. En même temps que se délite la famille, on assiste au déclin du patriarcat, tandis qu’une forme de matriarcat familial s’étend au fonctionnement social. On assiste ainsi à une nouvelle idée de la transmission et de l’exercice du pouvoir, à sa féminisation. L’idée c’est que le modèle absolu c’est le sein, le sein maternel qui abreuve, qui permet au sujet d’être repu; et aussi que le pouvoir est exercé par la mère dans cette croyance en la transmission des valeurs aux enfants à travers son amour, et non par le ‘’sacrifice’’ et par l’autorité d’un père.
La mère peut exercer son ‘’autorité’’ à partir de l’amour réciproque qu’elle vient susciter. Elle ne demande pas à son enfant de renoncer à elle. Si c’est un garçon, elle lui demande, soit de prouver sa virilité en étant un Don Juan, soit de renoncer à la sexualité pour se vouer au culte maternel. Lorsqu’il s’agit d’une fille, un sentiment d’infériorité la situe dans une position de miroir par rapport à sa mère qui devient alors un idéal inaccessible. L’idée de l’interdit de l’inceste ne fonctionne plus clairement.
Ce développement du matriarcat est en lien avec la généralisation de l’idéologie néolibérale ambiante qui ne souhaite plus s’embarrasser d’interdits.
La conséquence de tout cela, c’est que le contemporain souffre constamment de la vanité de ce qu’il fait et donc de la difficulté d’être sujet, de l’impossibilité de s’accrocher à quelque chose qui fasse sens, qui justifie ses entreprises, qui l’arrache à l’équivalence généralisée.
Si le refoulement n’a plus lieu d’être, à cause de la disponibilité générale de la jouissance, alors nous ne pouvons plus nous surprendre nous-mêmes Nous sommes condamnés à la platitude d’un monde où toutes les expériences se vaudraient, où rien ne ponctue notre vie psychique, où rien ne nous remet sur une voie inouïe, une voie que nous n’aurions pas encore explorée. Or, se surprendre soi-même, c’est tout simplement être capable de vérité.
Si nous ne sommes plus surpris par ce qui nous vient à l’esprit, si l’idée n’est plus un événement, il n’y a plus de pensée, non plus de désir. Alors ce n’est pas encore tout à fait la barbarie généralisée, c’est plutôt l’indifférence morbide.
Les jeunes aujourd’hui, ce dont ils souffrent, c’est de la liberté. Nous avons voulu les dispenser de toute aliénation, ce qui part d’un bon sentiment, seulement maintenant qu’ils sont libres( !) : Où aller ? Que vouloir ? Que faire ?
Les « pathologies de la liberté » semblent paradoxalement aller de pair avec la propension à la fois à s’autoriser de soi-même, mais aussi à partager, à envisager le monde de manière globale et humanitaire. Le bonheur supposé dans l’égalité, alors que l’inégalité est l’une des conditions du désir. Car le désir naît de l’inégalité.
Que Dieu nous garde du manque de manque !
Du coup, à tous les niveaux de l’échelle sociale, des groupes se constituent, faits de pseudo égaux/égos, de semblables. Le ciment provient d’une identification imaginaire des membres entre eux. C’est dès lors le dissemblable, dont l’humanité n’est pas reconnue, qui est rejeté hors du groupe. Il n’y a plus de rapport avec l’altérité, mais uniquement des rapports avec des semblables, des rapports de moi à moi, de frère à frère. Ce dispositif, dans lequel la parole ne sert qu’à s’admirer réciproquement, génère les phénomènes de castes, de bandes et l’agressivité.
Les personnes qui viennent aujourd’hui consulter témoignent directement des conséquences de cette nouvelle économie psychique : des difficultés à trouver un projet personnel, des difficultés conjugales ou professionnelles. L’identité des jeunes, y compris sexuelle, est inquiète. Une autre manifestation de ce phénomène est l’hyperactivité du jeune enfant. Tous viennent en consultation retrouver une organisation du désir.
Quelle instance reconnaissons-nous encore aujourd’hui comme autorité ? Une autorité devant laquelle non seulement nous témoignerions du respect, éventuellement vers laquelle nous pourrions adresser des prières…
Car paradoxalement en acceptant l’assujettissement à une Instance Supérieure, libérés de notre illusion de toute puissance, nous accédons à notre être véritable.
Et le poète inlassablement de nous rappeler :
‘’Que le verbe avoir ne soit désormais qu’un mauvais souvenir, remplacé à jamais par le seul qui peut guérir.
Vive le verbe être.
Nous sommes la nouvelle espérance, nous sommes le monde qui va naître, la nouvelle aventure, et la dernière chance peut-être.
Vive le verbe être, vivement l’avenir !’’
Michel Jonasz, Album ‘’Où est la source?’’ 1992
Yehouda Guenassia
Yehouda Guenassia est psychothérapeute certifié en Gestalt Thérapie Analytique, il est affilié à l’Association of Humanistic Psychology.
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